Dans la nuit de samedi à dimanche, aux premières minutes de l'année 2023, une frappe ukrainienne a touché un immeuble dans la ville de Makiïvka, dans la région de Donetsk. Le dernier bilan fait état de 89 soldats russes morts: il s'agit de la plus grosse perte pour Moscou depuis le début du conflit.
Fait inhabituel, ce sont les mêmes autorités russes qui ont diffusé l'information, dans un aveu déjà qualifié de «rarissime». Par la même occasion, le Kremlin s'est également exprimé sur les causes de l'attaque... en mettant en cause les victimes. «Une commission travaille pour enquêter sur les circonstances de l'incident», a affirmé le général Sergueï Sevrioukov, cité par la chaîne Telegram du Département russe de la Défense. Et d'ajouter:
En cette nuit du Nouvel An, de nombreux soldats russes auraient en effet cherché à joindre leurs proches pour leur adresser leurs voeux.
Pour Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse, ce cas montre, une fois de plus, «les lacunes qui encourent dans la conduite russe de la guerre, et notamment l'absence d'un corps de sous-officiers».
«Au vu des pertes importantes, on peut partir du principe qu'il y avait l'équivalent d'une compagnie dans le secteur», développe-t-il. «Normalement, si 90 personnes commencent à utiliser leur téléphone au même moment, il devrait y avoir un officier sur place qui intervient».
Ce n'est pas la première fois que les téléphones portables se retournent contre les soldats russes dans ce conflit. Leurs appels téléphoniques sont souvent interceptés par les Ukrainiens, qui s'en servent de plusieurs manières. Parfois, ces enregistrements sont envoyés à de grands médias occidentaux, pour montrer la détresse des militaires sur le front.
Mais les Russes n'appellent pas leurs proches uniquement pour se plaindre du manque de nourriture ou d'équipements. Parfois, ils révèlent des informations utiles, concernant leurs futurs déplacements. D'autres fois, les Ukrainiens utilisent ces appels pour localiser les troupes ennemies et les éliminer en grand nombre, comme l'écrivait récemment le New York Times. La frappe sur Makiïvka n'est que le dernier exemple en date.
«C'est assez facile de localiser des soldats en mouvement à l'aide de leur téléphone portable, il n'est même pas nécessaire de le hacker, comme l'ont montré des expériences de l'Otan», poursuit Julien Grand. «Rien que l'avoir dans sa poche, c'est un risque et, souvent, les soldats n'en sont pas conscients».
Lorsque les troupes russes pénètrent en Ukraine, leurs téléphones portables émettent un signal d'itinérance qui se connecte au réseau cellulaire ukrainien, ce qui permet aux Ukrainiens de trianguler l'endroit où se trouvent les Russes en utilisant les trois tours cellulaires les plus proches, explique le site spécialisé Task & Purpose.
De ce point de vue, commente l'expert militaire, l'usage du téléphone portable soulève des problèmes qui vont bien au-delà de l'armée russe. «Aujourd'hui, le portable fait partie de nos vies et, militairement, il y a le problème de devoir trouver une solution», affirme-t-il.
Et c'est précisément là que l'armée russe fait défaut. «Interdire l'usage du portable ne fonctionne pas», détaille Julien Grand. «Y compris dans des armées disciplinées, où les cadres arrivent à mieux contrôler les soldats. Ceux-ci vont toujours finir par l'utiliser, s'il n'y a pas d'alternative».
C'est pour cette raison que, selon Julien Grand, l'usage massif des téléphones portables par les soldats russes «n'indique pas des dispositions mentales particulières», malgré les récits parfois dramatiques qui sont livrés. Il s'agit plutôt d'un besoin éprouvé par tous les soldats qui sont loin de chez eux.
Cela montre également autre chose: «L'armée russe n'a pas été capable de mettre en place une infrastructure de communication sécurisée», explique Julien Grand. C'est ce que font la plupart des armées, précisément pour résoudre ce problème.
Malgré ces évidents problèmes, l'expert tient à souligner que les problèmes soulevés par les téléphones portables sur les théâtres de guerre ne se limitent pas à l'Ukraine, mais ont été également connus par des armées professionnelles et disciplinées comme l'armée française ou américaine.
«Plusieurs bases américaines en Irak ou Syrie ont par exemple été localisées grâce aux téléphones portables des soldats, qui utilisaient une application pour le jogging. Cela a permis de retracer leurs déplacements», explique-t-il.
Quant aux Ukrainiens, ils auraient un usage plus pragmatique et sécurisé du portable, estime le rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse. «En 2014, les Ukrainiens ont subi de lourdes pertes à cause de ce problème: l'état de leurs forces armées était très mauvais à l'époque, ils étaient contraints d'utiliser leurs portables pour se coordonner, et les Russes en ont profité. Il est donc probable que, dans le cadre du processus de modernisation de l'armée ukrainienne, les soldats aient été sensibilisés à ce sujet.»