Allongé sur un lit de camp, yeux cernés et rivés sur le plafond, Volodymyr Zelensky peine à s'abandonner. Les premières semaines de la guerre, il dormait à peine deux heures par nuit. Guère plus aujourd'hui. Son cerveau bouillonne. Ce moment qui précède le sommeil est le plus pénible.
Ce n'est pas l'anxiété qui empêche le président ukrainien de fermer les yeux et de sombrer dans le sommeil. Ni même le bruit des bombardements. C'est sa conscience. La même pensée tourne en boucle dans sa tête.
Quelque part en Ukraine, les bombes et les soldats tombent encore.
Zelensky s'empare alors de son téléphone, qui vibre sans interruption. Les yeux parcourent les messages qu'il n'a pas eu le temps de lire durant la journée. Certains proviennent de sa femme ou de ses enfants, beaucoup de ses conseillers, quelques-uns de ses troupes, qui lui réclament, encore et toujours, davantage d'armes pour briser le siège russe.
Puis, comme tous les soirs, il ne peut s'empêcher de passer en revue son agenda. Il se demande avec angoisse s'il n'a pas manqué quelque chose, oublié quelqu'un.
La liste de ses tâches concerne moins la guerre elle-même que la façon dont elle est perçue par le reste du monde. La mission de Zelensky est de faire en sorte que l'Occident vive et ressente la guerre comme le peuple ukrainien. Question de survie. Mais Zelensky le sent: inextricablement, l'attention du monde lui glisse entre les doigts.
Quatre mois après le début de la guerre, Zelensky passe toujours la moitié de ses nuits blanches dans un bunker enfoui quelque part au cœur des profondeurs du complexe présidentiel. Un lieu secret, ultra-protégé, qu'on dit capable de résister à une «attaque nucléaire», dans lequel on ne pénètre qu'après avoir été palpé, fouillé, questionné, scanné. Les biscuits au chocolat Tim Tam et la bouteille de vin Penfolds, apportés par les journalistes australiens du Sydney Morning Herald à l'intention du président ukrainien, ont par exemple échoué au test des portiques et aux soupçons de tentatives d'empoisonnement du service de sécurité.
Vigilance constante. Le président ukrainien n'est toujours pas à l'abri des complots et autres tentatives de capture ou d'assassinat. Les services spéciaux ukrainiens assurent en avoir déjoué «plus d’une douzaine», selon Mykhaïlo Podoliak, principal conseiller de la présidence Zelensky.
Les résidents du bunker sont d'ailleurs liés par un secret. Un accord de non-divulgation qui leur interdit de partager le moindre détail sur sa conception, son emplacement ou ses équipements. Même la nourriture qu'ils ingèrent sur place relève du secret d'Etat.
Après le retrait des troupes russes de Kiev au mois d'avril, Zelensky et son équipe ont retrouvé leurs quartiers dans les bureaux des étages supérieurs. Plus dangereux et plus exposés, certes, mais aussi plus lumineux.
A l'étage, les pièces ont conservé leur aspect d'antan. Un cocon doré, tout de lustres de cristal et de meubles palatiaux. «Oppressant», juge le personnel de Zelensky. «Au moins, si l'endroit est bombardé, plaisante l'un d'entre eux, nous n'aurons plus à regarder ces trucs». Pourtant, derrière le décorum pompeux, c'est un véritable bunker de guerre.
Un indice: la lumière. Ou plutôt, son absence. Les sacs de sable s'empilent le long des fenêtres. Le soir, les couloirs du palais sont plongés dans le noir. Les ampoules restent éteintes pour compliquer la tâche des snipers ennemis. C’est à la lueur des torches que les officiers et le personnel trouvent maladroitement leur chemin.
A l'extérieur, autour de l'enceinte du palais présidentiel, les rues se sont transformées en labyrinthe de points de contrôle et de barricades. Les voitures civiles ont l'interdiction de s'approcher. Les quelques piétons sont sommés de fournir des mots de passe qui changent tous les jours. Des phrases absurdes et difficiles à prononcer pour un russophone.
Au petit matin, Zelensky revêt mécaniquement son uniforme devenu emblématique: t-shirt kaki, sweat-shirt et treillis. Sous le tissu, les muscles se dessinent, saillants et gonflés. Entretenus à coups de machines installées dans ses bureaux.
Désormais, il ne prend même plus la peine de glisser un gilet pare-balle sur ses épaules. Une précaution jugée «superflue», abandonnée depuis qu'une irruption des commandos russes par la porte principale n'est plus à craindre. Et puis, face à un envahisseur doté d'un arsenal nucléaire, quel est l'intérêt de se cacher?
Zelensky porte aussi bien l'imprimé militaire que son nouveau rôle. Ces mois de guerre l'ont endurci, l'ont rendu plus prompt à la colère, plus à l'aise avec le risque. Bien qu'il soit fatigué et qu'il gigote souvent, sa démarche reste calme. Il le sait: les yeux de son peuple et d'une grande partie du monde sont braqués sur lui. «Vous comprenez qu'ils vous regardent», admet-il.
La journée de Zelensky commence avant que les premiers rayons du soleil ne percent à travers les sacs de sable. Petit-déj' sitôt avalé - des oeufs, toujours -, il grimpe dans les bureaux présidentiels. Premier coup de fil avec son général en chef pour un premier rapport de situation. Aux premières heures de l'invasion, il était fixé à 5 heures du matin. Désormais, il est un peu décalé.
La journée se poursuit au rythme du ballet ininterrompu des appels, de rencontres, de contacts avec les partenaires, militaires et de renseignement, de déclarations et d'interviews, généralement menées à travers l'écran d'un ordinateur portable ou d'un téléphone.
Difficile de planifier quoi que ce soit à l'avance. Les jours ressemblent à des heures, les heures à des jours. Le temps se distend d'une manière qu'un conseiller décrit comme «hallucinogène».
Le président a délégué une bonne part de la gestion civile et militaire de la guerre à ses troupes. Son combat se joue sur un autre front: la communication.
En moyenne, les premières semaines du conflit, Zelensky prononce un discours par jour. Auxquels s'ajoutent une dizaine de pourparlers, avec des instances aussi diverses que variées: parlements du monde entier, Otan, Union européenne, Congrès américain, Banque mondiale, Festival de Cannes ou encore Grammy Awards. Sans compter les appels de «courtoisie» avec les donateurs et autres personnalités médiatiques, que ce soit Mila Kunis, Ashton Kutcher ou plus récemment, en chair et en os, avec Ben Stiller.
«Chaque conversation avec un leader dure au moins 30 minutes. Vous devez vous préparer pour chaque réunion, cela prend également environ une heure», détaille Andriy Yermak, chef du bureau présidentiel. Le plus petit discours est conçu en fonction de son public et truffé de références.
«Très souvent, les gens demandent qui est le rédacteur des discours de Zelensky», relate pour sa part Dasha Zarivna, l'une de ses conseillères en communication. «Le principal, c'est lui. Il travaille sur chaque ligne». Dans l’ombre, certains lui soufflent évidemment des idées.
Un petit pool permanent travaille aux côtés de la «colonne vertébrale» Zelensky: son «gouvernement pop-up», comme le qualifie un collaborateur. Diplomates, militaires et économistes, mais aussi journalistes, avocats, artistes et professionnels de la comm'.
Un joyeux melting-pot, a priori chaotique. Force est d'admettre que tout le monde connait son rôle et ses tâches. Les membres de son entourage, tous de vert vêtus, œuvrent, à l'aise, comme autant de fourmis.
Depuis le mois d'avril, l'équipe a commencé à sortir plus régulièrement du bunker. Volodymyr Zelensky, lui, ne met que rarement le nez hors du PC de la rue Bankova. Toutefois, il a toujours mis un point d'honneur à ne pas y rester enfermé plus de «trois ou quatre jours». Contrairement à Vladimir Poutine, terré dans son bunker «depuis plus de deux décennies», comme l'affirme le président ukrainien d'un ton railleur.
Autre moyen de survie? Son sens de l'humour, auquel il s'accroche avec acharnement.
Les sources et les moments de distraction sont rares. Dans un couloir du bâtiment, une table de ping-pong. Les raquettes sont rangées dans un coin et attendent d'être empoignées pour quelques échanges. «Avant la guerre déjà, j’étais le partenaire de Volodymyr Zelensky. On jouait pour se détendre», glisse Mykhaïlo Fedorov, ministre de la transformation numérique.
Depuis le début de l’attaque russe, Mykhaïlo Fedorov fait son sport sur son lieu de travail, trois fois par semaine, avec un coach. Zelensky fait de même. Avant la guerre, il avait déjà pour habitude de s'entraîner à la salle de sport de ses bureaux de la rue Bankova. «C'est pratique, et après une douche et un petit-déjeuner, Volodymyr se met immédiatement au travail», a décrit Vadim Danilchenko, l'un des trois coach personnels du chef de l'Etat, en 2019. A l'époque, il s'entraîne minimum cinq fois par semaine.
Autre pilier fondamental: sa famille. Ils se voient peu. A la cadence d'une à deux fois par semaine. Ils s’appellent tous les jours. Les Zelensky ont été séparés pendant deux mois et demi. Coupés en deux, comme plus de la moitié des familles ukrainienne depuis la guerre.
Maintenant que la situation s'est apaisée à Kiev, Olena peut revenir dans la capitale. Interrogée fréquemment par les médias sur le lieu où elle vit actuellement avec leurs deux enfants, Oleksandra, 17 ans, Kyrylo, 9 ans, elle reste volontairement évasive.
Au terme de ses journées, Zelensky est parfois pris de fatigue. En quatre mois, il a vieilli. «J'ai vieilli de toute cette sagesse dont je n'ai jamais voulu. C'est la sagesse liée au nombre de personnes qui sont mortes, et aux tortures que les soldats russes ont perpétrées. Ce genre de sagesse.»