Au début de l'année 2023, dans son patio gorgé de soleil de Los Angeles, la «plus grande artiste du 21e siècle» (les mots sont de Rolling Stone, excusez du peu) susurre de sa voix haletante et old Hollywood à la journaliste Hannah Ewens le poids de cette décennie de carrière.
Un manque d'enthousiasme qui n'a apparemment pas empêché la reine du sadcore de 37 ans de pondre un neuvième album.
Prévu ce vendredi, Did You know that there’s a tunnel under Ocean Blvd («Savez-vous qu'il y a un tunnel sous l'Ocean Boulevard», en français) contient trop de mots dans le titre et une bonne dose de souvenirs. Comme dans un coffret à bijoux, Lana Del Rey y fourre pêle-mêle souvenirs familiaux, bribes de conversations avec ses copines, amour pour son père, sa sœur et son frère, pensées sur la maternité et la filiation.
Ce n'est pas pour rien que l'un des titres dévoilés en primeur, The Grants, est le nom de naissance de la chanteuse.
Lana Del Rey est née Elizabeth Woodward Grant en 1986, à New York - juste avant que ses parents ne délaissent la Grosse Pomme et leurs jobs lucratifs dans la pub pour un bled de 2800 habitants, Lake Placid. «Le lieu le plus froid du pays, se souvient-elle. Très insulaire, très calme.»
Un bout de terre qui étanche difficilement la soif artistique de cette ado turbulente qui aime chanter, picoler et l'Amérique. Et, surtout, sa ville natale de New York.
Une cure de désintox dans un pensionnat du Connecticut et une maîtrise en philo plus tard, Elizabeth embarque sa guitare, ses rêves de gloire et les 10 000 dollars de son premier contrat d'enregistrement, pour une caravane, direction le New Jersey. «Lizzy Grant and the Phenomena», parmi d'autres noms de scène, entame la tournée des bars ouverts de Williamsburg et des petites salles du Lower East Side.
Déjà fidèle à son mythe, cette émanation de Marilyn Monroe 2.0, qui passe ses nuits à hanter le métro, écrire ses textes et battre rêveusement le béton en quête d'inspiration mystique, tape dans l'oeil d'un producteur.
L’album fait un flop, mais il a le mérite de planter le décor et le personnage. Lizzy Grant disparaît pour céder le devant de la scène à Lana Del Ray, avec un «a», hommage à la mythique Ford vintage Del Ray et à l'actrice tourmentée Lana Turner. C'est sous ce nom mélodieux (finalement orthographié avec un «e») qu'Internet découvre Video Games, en juin 2011.
Curieux, médusé, fasciné, le monde plonge dans ce patchwork maladroit de séquences vidéos volées sur le web et bricolées par la chanteuse sur son MacBook.
Le public tombe amoureux de cette voix ronronnante, à la soumission résignée, qui coule comme du miel entre les lèvres pulpeuses d'une Lolita aux yeux de cocker.
A mi-chemin entre le propre de Jackie Kennedy et le sale d'Amy Winehouse, quelque part entre l'amoureuse naïve, la femme fatale, la putain glamour et la madone immaculée, Lana Del Rey trouve son style et porte sa tristesse comme une petite robe en dentelle. Telle une sirène éplorée, elle chante ses amours perdus et livre ses névroses, sous la douceur d'un filtre Instagram.
Comme tout ovni fraîchement débarqué et inclassable, Lana del Rey dérange. Ni tout à fait commerciale, ni tout à fait en marge, cette pépite aux lèvres trop pleines pour être vraies menace de marcher sur les plates-bandes des «vrais» artistes indépendants devient automatiquement suspecte.
Erigée en nouveau joujou des trolls d’Internet, qui font feu numérique de toutes les rumeurs, la réputation de la baby doll souffre davantage encore de la suspicion acide des blogueurs et chroniqueurs musicaux.
Au fond, cette mini-vamp', qui porte des couronnes de fleurs, ne serait-elle pas aussi fausse que ses extensions de cil? Une fraude, une production marketing sirupeuse sous un vernis rose pâle? Une gamine pourrie gâtée qui chante sa vie dans une caravane, tout en bâtissant sa carrière sur le fric à papa?
Sans oublier que la pin-up admet que le féminisme n'est pas sa tasse de thé. Elle chante à tue-tête son obsession pour les relations destructrices avec des hommes plus âgés et glorifie les relations abusives. C’est pourtant dans cette troublante contradiction que réside aussi son charme.
Maladroite en interview, mal à l'aise sur scène, ses débuts dans l'univers impitoyable du showbiz sont aussi délicats que sa voix trop aiguë et ses manières de vampire.
La critique atteint son apogée en janvier 2012, après sa performance tristement mémorable au Saturday Night Live. Son expression de biche effarouchée prise dans les phares d'une voiture et son chant de crécelle offrent un instantané de ridicule à la nation.
Un an plus tard, jouer en direct reste une épreuve - un handicap sérieux pour quiconque aspire à devenir une pop star. Après avoir vu un hologramme performer sur la scène de Coachella, Lana glissera à son manager: «Voilà l'avenir de mes tournées». Elle ne plaisante qu'à moitié.
L'année de la sortie de son premier album, Born to Die («Né pour mourir»), Lana del Rey finit par quitter sa ville natale de New York, «déprimée», exsangue.
L'artiste incomprise aurait pu respecter sa formule consacrée, naître pour disparaître aussi vite qu'elle fut révélée. Se replier sur elle-même, avec la satisfaction d'un rêve accompli, dans l'anonymat ensoleillé de Los Angeles. Pourtant. Lana Del Rey persévère, dure et prospère. A raison: ses albums suivants sont des succès critiques et commerciaux.
Avec une délicieuse ironie, c'est précisément tout ce qu'on lui a reproché - ce personnage artificiel de diva éplorée des 60's - qui continue de faire son succès. L'authenticité, la question qui obsède ses détracteurs, «n'est pas un concept intéressant», affirme Lana en 2014.
C'est vrai qu'au fond, on ne serait pas tellement surpris d'apprendre un jour que l’artiste n'a jamais vraiment existé - ou tout juste sous forme d'hologramme sépia au sex-appeal granuleux.
Douze ans après avoir secoué la scène musicale américaine, on ne sait toujours pas grand-chose d'Elizabeth Grant. Ceux qui l'ont rencontrée écrivent qu’elle est conforme aux photos des paparazzi. Une beauté aux cheveux auburn en cascade, lèvres soufflées et faux cils épais, trempés dans du khôl, qui préfère les t-shirts col en V blanc aux robes à volants.
Il y a deux ans, après avoir annoncé quitter Instagram pour se consacrer à ses projets créatifs, Lana Del Rey a purement et simplement disparu. Déjà rares, ses apparitions publiques se sont réduites au minimum vital. Juste ce qu'il faut pour que les langues de vipère se gaussent de sa prise de poids.
Lana vogue sur le venin et les louanges avec la même indifférence. Toujours en périphérie du grand public. Peu lui importe si sa musique a servi de phare à une nouvelle génération de la pop toute pétrie de talent, avec des bijoux tels que Billie Eilish, Lorde ou Hailey.
A ce stade de sa carrière, Lana Del Rey, «le génie le plus normal que vous ayez jamais vu», coule des jours paisibles, de manière aussi calme et californienne que possible - entre séances d'écriture dans son camion, garé sur une station-service de LA, et rendez-vous hebdomadaires chez sa voyante, Tessa, chaque jeudi.
A l'image du personnage, sa musique devient toujours plus feutrée, impénétrable. Son neuvième album est son disque le plus silencieux. Preuve, peut-être, que le personnage de Lana Del Rey n'est pas si éloigné de son alter ego Elizabeth Grant. Ou l'inverse. On ne sait plus, et on s’en fout.