«Les premières lésions sont apparues sur mon cul, et c’était de loin les plus douloureuses. Je ne pouvais même plus m’asseoir», témoignait récemment un danseur londonien de 31 ans, au site Vice. Les douleurs sont l'un des désagréments majeurs de la variole du singe. Mais ce n'est pas le seul. Contrairement au Covid-19, les symptômes sont bien visibles et la maladie s'attaque (jusqu'à présent) plus volontiers aux jeunes hommes homosexuels ayant eu plusieurs partenaires. Suffisant pour démarrer la machine à harcèlement.
Avec elle, le sentiment de honte.
Pas plus tard que mercredi, cette vergogne s'est immiscée chez nos voisins, à l'Assemblée nationale. Alors que Sandrine Rousseau annonçait ne plus employer «le terme "variole du singe", puisqu'il contribue à la honte que peuvent ressentir les personnes infectées qui hésitent à se faire dépister», Aurélien Pradié a rétorqué (selon le compte rendu officiel):
La plupart du temps bénigne, la variole du singe a déjà commencé à tuer en Europe et l'OMS prédit une poussée de décès ces prochaines semaines. Outre le triolet classique «fièvre - maux de tête - grande fatigue», ses symptômes se distinguent par l'apparition de vésicules, puis de pustules et, enfin, des croûtes.
Mercredi 3 août, la Suisse venait tout juste d'enjamber la barre des 300 cas.
Si de nombreux Etats, comme la France et les Etats-Unis, se sont lancés dans une large campagne de vaccination, le sérum n'a toujours pas été homologué chez nous. L'association Dialogai a sommé la Confédération d'autoriser «sans délai» les vaccins et les traitements «qui ont déjà prouvé leur efficacité dans d'autres pays». Jeudi, Berne «réfléchissait» tout juste à des achats centralisés.
L'autre jour, sur un ponton en bois du bord du Léman, un jeune homme fait son entrée dans l'eau. Son torse est couvert de petits boutons rouges. Deux barboteurs s'écartent discrètement, alors qu'un troisième brise le silence.
Montrer du doigt celui qui vacille. Un réflexe que l'on retrouve depuis toujours et dans chaque recoin de la société, mais qui contamine aussi la santé et complique la prise en charge des patients. Souffrir d'une maladie, c'est la honte. Surtout quand elle se voit. Encore plus quand elle semble toucher prioritairement une communauté précise. Et...
Même s'«il est irréaliste de croire que la maladie restera cloîtrée dans la communauté homosexuelle masculine», prévient la professeure de bioéthique médicale Samia Hurst, la cible privilégiée du virus ravive ces derniers jours le cauchemar de l'émergence du sida dans les années 80.
A l'époque, et bien avant la cruauté virtuelle, on se souvient par exemple de Jean-Marie Le Pen qui incriminait publiquement la sodomie et considérait que «le sidaïque est une espèce de lépreux».
En d'autres termes, une fois officiellement reconnu, le malade se sent (théoriquement) moins irrésistiblement contraint de se planquer pour guérir. En Suisse comme ailleurs, les associations LGBTQI+ se sont emparées très tôt de l'épidémie de variole du singe. Parfois bien avant les élus à qui elles réclament, partout en Europe, une plus grande disponibilité du vaccin. «Depuis le début des années sida, c'est une communauté particulièrement consciente des risques, avec un savoir-faire important, notamment au niveau de la prévention», rappelle Samia Hurst.
En France, aussi, la grogne est particulièrement féroce. «Si nous parvenons à enrayer l’épidémie, ce sera grâce aux communautés les plus exposées, hommes gays et bisexuels, travailleurs et travailleuses du sexe. Les autorités sanitaires, elles, ont mis trois mois à réagir: inacceptable», avait condamné la militante féministe Gwen Fauchois, ancienne d’Act Up, dans Libération.
Entre information et prise en charge, se soigner, c'est d'abord lever un bout de voile sur ses habitudes intimes. Et s'exposer au blâme, à la moquerie ou à la condamnation sociale.
Pourtant, et même s'il est courant de faire peser sur des épaules l'augmentation du prix de la santé, personne n'a encore été jeté en prison pour avoir été en surpoids avant une crise cardiaque. «On a tendance à ignorer la loterie de l'existence. Attraper une maladie, c’est d'abord la faute à pas de chance.»
Pour étayer son propos, Alain Ferrant, grand spécialiste du sentiment de honte, nous offre quelques exemples de «comportements à risque» autrement moins incriminés que d'autres, comme la pratique de la course à pied à outrance ou la consommation excessive de médicaments. «Vous pouvez tomber sur des gens qui ne fument pas, ne boivent pas, ne se droguent pas, mais qui, la nuit tombée, se gavent discrètement d'anxiolytiques et de somnifères.»
Alain Ferrant l'affirme... sans vergogne:
On le sait, tomber malade revient souvent à tomber tout court. Comme si le corps se retrouvait du jour au lendemain au chômage, éjecté honteusement des rouages intraitables de la performance. Seule la culpabilité demeure. «Considérer que notre existence n'est que le résultat de nos comportements, c'est un mythe tenace. On le constate d'ailleurs depuis très longtemps en cabinet ou à l'hôpital», renchérit Samia Hurst.
Du sida à la diarrhée en passant par la dépression, personne ne sera jamais fier d'être soudain heurté dans sa santé. Même si de timides tentatives de briser le tabou se font entendre ces dernières années, souvent à coup de témoignages et de hashtags, et par exemple en ce qui concerne le cancer. «Toute notre éducation va dans le sens du contrôle de soi, du maintien, d’une certaine tenue», écrivait Alain Ferrant dans son essai Honte, culpabilité et traumatisme (Dunot, 2015).
Et c'est souvent la maladie qui vient briser le fantasme de cette maîtrise totale de son existence. «Un fantasme boosté, car le mythe du «100% mérite» est le récit explicatif des inégalités dans nos sociétés, dont l'un des symptômes est le succès du développement personnel en librairie», décrypte Samia Hurst.
Avec la variole du singe, ce sont les boutons qui prouvent publiquement que l'être humain est faillible. Alain Ferrant s'inquiète: «Personne n'aime voir des boutons et des croûtes sur l'épiderme d'autrui. Nous risquons ces prochains temps de retrouver un sentiment de honte et de rejet qui rappelle, toute proportion gardée, l'époque de la peste bubonique.»
La professeure de bioéthique tient à rappeler que «la crainte excessive c’est d’abord de l'ignorance». Devant un être humain qui affiche des croûtes sur son épiderme, dans le doute, on restera à distance.
Mais faut-il réellement craindre le retour du pestiféré?
Ces prochaines semaines, il faudra donc dénouer un maximum les ignorances afin d'éviter ce satané sentiment de honte, la stigmatisation, mais aussi le rejet. Depuis quelques mois pourtant, l'Occident semble sous-entendre qu'il a été pris de court par l'émergence du virus. Or, la maladie est endémique depuis de longues années, par exemple dans les forêts du centre de l'Afrique tropicale. «Oui, il y avait déjà de nombreux signaux d’alerte dans les pays africains. Si leurs scientifiques avaient été pris davantage au sérieux, nous serions un peu moins surpris aujourd'hui», regrette Samia Hurst.