Eric Judor n'a pas grand-chose de Ryan Gosling. Ce qui n'a pas empêché le copain de Ramzy d'aller voir le film Barbie. Comme le feront cette petite voisine qui possède «toutes les poupées» ou ce collègue ronchon qui n'en a jamais touché une seule de sa vie. Sauf que l'imposante star française a été rémunérée pour entrer dans un cinéma et s'en vanter.
Un petit jour avant la populace.
D'ailleurs, Eric Judor ment, car il est bien «la cible». Enfin, l'une des cibles. Dans cette courte vidéo, à première vue inoffensive, le puissant comédien déclarera avoir assisté à un «film d'auteur». Comprenez, une oeuvre de qualité, une comédie intelligente, un matériau à réflexion(s). En somme, le parfait encas estival pour cinéphiles d'aujourd'hui. Qu'on le sache: Barbie n'est pas cette «connasse» criblée de clichés, réchauffée dans le micro-ondes d'une industrie bedonnante.
Bien sûr, Judor n'est pas tout à fait le seul à s'être fait épingler par les fléchettes mercantiles du Cupidon du jouet. Mattel, fabricant de la célèbre bombasse articulée, a soigneusement mitraillé tout le gratin, couche après couche. De l'influenceuse ordinaire, au chanteur non binaire, en passant par le joueur de foot, le youtubeur food, la comédienne installée et la princesse du rap.
Même stratégie au niveau du casting, de Margot Robbie à Will Ferrell, d'Emma Mackie à Dua Lipa, de Michael Cera à America Ferrera. Barbie a réussi là où l'Astérix de Canet a échoué. Fédérer toutes les générations en mille-feuilles et empiler les stars de manière crédible.
Alors que les journalistes français ont été privés d'avant-première, un tsunami de personnalités plus ou moins identifiables, mais affublées d'un rose dictatorial, nous asperge depuis plusieurs semaines d'une excitation telle, qu'on croirait la planète sous acide.
Sans même avoir vu le film, vous l'aimez déjà.
C'est que le défi était de taille. Cette poupée, qui fut longtemps plus influente que le président des Etats-Unis et la reine Elisabeth, doit redevenir un modèle. A sa naissance, Barbie jouait le rôle de paratonnerre des rêves de toutes les petites filles. Et ce qui a fait son succès a bien failli la tuer. Désormais trop blanche, trop douée, trop smart, trop mince, trop belle, trop ambitieuse, trop privilégiée, l'époque lui déclare la guerre et Mattel crie famine.
Dans un premier temps, le puissant vendeur de jouets se contentera d'appliquer bêtement l'astuce ambiante, en mode «au secours, pardon». Mais proposer des Barbie avec des bourrelets ou des prothèses auditives n'immunisera jamais Mattel contre la glissade financière. En face, Disney avait déjà libéré et délivré ses princesses.
La crise est bien plus profonde.
Il y a 60 ans, dans l'œil des fillettes, Barbie dégageait plus de force et d'indépendance que l'épouse aux fourneaux. Barbie l'astronaute vivait déjà sa meilleure vie, cinq ans avant le premier pas sur la lune. Aujourd'hui, les daronnes, les sœurs, les copines n'ont rien a envier à Billie Eilish ou Margot Robbie, puisqu'elles sont considérées comme des héroïnes.
Que faire, alors, d'une poupée qui n'a même plus le cran de maman?
En 2018, Ynon Kreiz prend non seulement la tête de l'entreprise, mais une décision que ses prédécesseurs avaient tutoyée sans se départir des stéréotypes: envoyer Barbie à Hollywood et dans la vraie vie. Ce qui peut sembler logique ne l'était pas. Les grosses productions centrées sur une idole féminine sont encore rares et jugées financièrement risquées. Mais Mattel avait une chicane bien plus personnelle à contourner. Attirer toute la lumière sur un jouet en disgrâce pouvait se révéler suicidaire, d'autant que le pari gagné par Transformers, en 2007, n'est pas à la portée de la première figurine venue.
Pour la multinationale américaine, il s'agissait donc d'éviter à tout prix que sa starlette ne sombre dans le ridicule, sans la dépouiller de son essence. Si le public se moque, Barbie trépasse. Quand le PDG de Mattel a rencontré Margot Robbie pour la première fois, au Polo Lounge du Beverly Hills Hotel, ce n'était pas tant pour la convaincre, mais pour s'assurer que l'actrice voulait «devenir» Barbie. Du plus profond de ses tripes. Non pas incarner, mais devenir Barbie. Si Margot y croit, le monde suivra.
Et puis, souvenez-vous de l'été dernier, lorsque les premières photos de tournage ont envahi nos écrans. Une évidence, comme le cinéma en fabrique rarement. La machine Mattel dévoilait alors les bribes d'une formidable manigance.
Bien sûr, l'art du marketing n'a pas été découvert dans le slip de Ken et Hollywood n'a plus grand-chose à apprendre en matière de chasse à la rentabilité. Mais le plan machiavélique mis en place par les parents de Barbie, depuis maintenant cinq ans, est d'un culot qui confine au génie.
Au lieu de faire pénitence et de redessiner péniblement une morale en carton à sa poupée, Mattel s'est attelée à prouver, à coups de millions, que Barbie n'avait jamais cessé d'être aussi audacieuse et moderne que Margot. Et pour que l'astuce fonctionne, il fallait que l'histoire immerge la poupée dans le vrai monde, que la Terre devienne non pas rose bonbon, mais rose Robbie et que le film soit réussi.
En clair, sans véritable crédibilité, le paquebot promotionnel (et la société Mattel) risquait le naufrage. Jamais le rose n'avait porté autant d'espoir féministe et cinématographique.
Burger, maquillage, frappuccino, dentifrice, roller, fringue, bagnole, baudruche, villa Airbnb, Xbox, avion de ligne, widget Google, jamais un film harnaché à autant de partenariats (une centaine) n'avait fait grincer aussi peu de dents. Pas la moindre poussière de polémique n'est venue faire dérailler la locomotive. En 2023, ça tient du miracle. Depuis six mois, tout le monde vit, mange, boit et respire Barbie, comme si sa terrible traversée du désert n'avait été qu'un mirage. Surtout, bien avant que les premières critiques ne viennent confirmer la qualité du scénario.
Bon, enfin presque. Mais il faut parfois toquer à la porte des rares détracteurs, pour réaliser à quel point le plan de bataille est une réussite. Matt Gaetz, féroce républicain au Congrès américain, mais surtout sa femme Ginger, n'ont pu s'empêcher de poser fièrement en total look Barbie, tout en ronchonnant face «au manque de testostérone» de Ryan Gosling.
Bien sûr, ça ne s'est pas déroulé sans frictions. Le PDG (campé par Will Ferrell dans le film) s'est par exemple rué une demi-douzaine de fois dans les studios pour «affiner certaines clés de compréhension de l'entreprise et de l'histoire de Barbie». Rien n'a été laissé au hasard.
En choisissant de faire un film (et une promotion) pour adulte, Warner Bros. et Mattel visaient la nostalgie féroce et rentable des plus vieux, mais aussi la réticence des jeunes parents à payer une poupée «connasse» à leur progéniture. S'il est trop tôt pour parier sur l'avenir financier du géant du jouet, ce raz-de-marée rose pink prouve que Barbie n'a jamais véritablement cessé de vendre du rêve. Il fallait simplement trouver le meilleur moyen de le rappeler.
C'est ce qu'on appelle une leçon de marketing et la revanche d'une blonde.