Martin Greenfield n'est pas du genre à poser crânement avec ses cobayes. Hormis deux photos de piètre qualité en compagnie de Bill Clinton, puis de Barack Obama, c'est un désert de discrétion dans un océan d'élégance. Ses coups de ciseaux sauveront pourtant la mise à Donald Trump en 2017 et offriront des conseils politiques (pourtant non désirés) à Eisenhower.
Au milieu des années 50, le 34e président des Etats-Unis ne s'affiche jamais sans un costume de chez GGG Clothing. Dans les rangs de ce prestigieux atelier de Brooklyn, il y a un jeune tailleur d'origine tchèque qui fourre régulièrement des petits bouts de papier dans les poches du veston présidentiel, griffonnés de suggestions géopolitiques.
Amusé par tant de toupet, Eisenhower partagera un matin cette anecdote avec les correspondants de la Maison-Blanche, en présentant le petit coquin comme son «tailleur politique». Effusion de rires dans l'assemblée. Quarante ans plus tard, cette histoire va revenir à l'esprit de Bill Clinton, au moment où l'Amérique l'a tout juste catapulté dans le Bureau ovale et le mètre de Martin Greenfield lui mesure l'entrejambe.
Sa première rencontre avec le dressing du mari d'Hillary a d'ailleurs failli tourner au vinaigre: Clinton s'habille comme un plouc et cache «l’une des garde-robes présidentielles les plus pathétiques de l’histoire américaine».
Sur le moment, son assurance est un leurre, une sorte de bouclier de fortune pour masquer son appréhension. Dans quelques minutes, une fois sa première conférence de presse digérée, Clinton va débouler dans la pièce avec une exigence: ressembler à l'homme le plus puissant de la planète. «Bonjour Martin, désolé pour le retard. Vous êtes fortement recommandé. Donna Karan (une célèbre styliste américaine) m'a dit que vous êtes le meilleur, mettons-nous au travail!»
Impressionné, mais sûr de son instinct, notre tailleur osera lui balancer ses quatre vérités au visage. Les fringues confortables? «Non, ça ne suffira pas.» Faire l'impasse sur le smoking à queue de pie? «Hélas, j'en doute Monsieur Clinton.» Il le sait, «des gens vendraient un rein» pour être à sa place, mais «votre carrière est fichue à la moindre erreur». Dans les dédales de la Maison-Blanche, Martin Greenfield est toujours en solo lorsqu'il prend les vingt-sept mesures dont il a besoin pour dessiner la nouvelle peau du client.
Un tête-à-tête d'apparence, puisqu'une fois de retour à son usine de Brooklyn, 85 tailleurs et six semaines de travail seront nécessaires. On est loin du survêtement de simili costard Zara «qui fait vachement bien illusion pour 29 balles».
En feuilletant des extraits de ses mémoires, on comprend que Martin carburait déjà à l'esprit frondeur lorsqu'il était chargé de laver le linge des déportés d'Auschwitz. Un camp qui deviendra le tombeau de toute la famille juive de Maximilian Grünfeld (son nom de naissance), massacrée par la boucherie nazie.
Un soir, courageux et épuisé de colère, le gamin va déchirer la chemise d'un officier sous ses yeux. Un geste qui lui vaudra des dizaines de coups de bâton, mais lui offrira sa première expérience de couture. Avec l'aide d'un codétenu et dans des conditions déplorables, il va alors raccommoder la tenue du SS. Dans l'horreur, le déclic.
A la libération du camp de Buchenwald par les troupes américaines, là où Martin passera ses derniers mois de cauchemar, le futur tailleur de Donald Trump va serrer la main d'un certain... Eisenhower, alors chef d'état-major de l'armée de terre des États-Unis.
Le monde est parfois aussi cruel qu'il est petit.
Martin est ce que l'on appelle un rescapé. A l'âge de 16 ans, il va traverser l'Atlantique en rafiot, pour rejoindre une vieille tante éloignée qui mettra «plusieurs longues minutes» à le reconnaître, sous les stigmates de la Shoah. Si l'anglais est une langue encore inconnue, New York ressemble déjà à une pomme d'amour. Après avoir accepté une série de sales boulots, l'un d'eux le fera tutoyer (de loin) le monde du tissu: nettoyeur de nuit dans une usine de vêtements.
1947, la nouvelle vie. La vraie. Avec un contrat de l'entreprise GGG Clothing en poche. Oui, la même qui le fera connaître de toute la Maison-Blanche, sous les applaudissements railleurs du président Eisenhower. Alors que sa première mission consiste à déplacer des lots de vêtements d'une machine à coudre à l'autre, il est à mille lieues d'imaginer que, trente ans plus tard, il rachèterait la boîte pour fonder Martin Greenfield Clothiers, armé d'une rage de vivre et de six employés à plein temps.
S'il parviendra très vite à se faire un (nouveau) nom et fourguer ses premiers costards aux huiles de Washington (mais aussi à un certain Paul Newman), son «entrepôt sera braqué une quinzaine de fois en cinq ans». Il en a vu d'autres, comme on dit. D'autant que ses créations s'arrachent déjà à 3 000 dollars l'unité et, dès 1977, jamais plus il ne quittera son costume trois-pièces. Et puis, c'est le prix à payer pour vivre en plein cœur d'un quartier animé: «J'arrive tous les jours au travail à 8h. Et c'est précisément l'heure à laquelle le voisinage termine de faire la fête».
Une revanche. Sur son 31. Et sous toutes les coutures.
Le 28 août 2014, l'une des plus célèbres créations de Martin Greenfield va éclipser le lourd dossier du terrorisme. Sous pression, Barack Obama prévoit alors une conférence de presse très attendue sur la sécurité nationale et l'Etat islamique. Mais une fois le patron du monde sur l'estrade, les Américains vont quasiment cesser de fonctionner pendant plusieurs jours.
Obama se présentera emballé dans un costume beige clair, flambant neuf. Une première pour le 44e président des Etats-Unis, habitué au bleu et au gris foncé.
Le creux de l'été aidant, ce costard va fomenter une polémique de tous les diables, alimentée par des élus conservateurs estomaqués à l'idée que l'on puisse causer terrorisme dans cette tenue. Fox News sera en débat continu à propos de «ce choix choquant» et les journaux n'auront jamais autant imprimé de beige en couverture.
Le scandale a tellement étouffé les affaires courantes que, le lendemain, le chef de presse de Barack Obama dut se résoudre à affirmer publiquement que «le président se sent toujours plutôt bien dans sa décision et son choix de costume». Le même jour, le très sérieux Time démoulait une chronique de soutien baptisée «Pour la défense du costume beige de Barack Obama».
Pour la plupart des commentateurs de l'époque, le problème résidait dans la «promesse» vestimentaire que le président avait faite en 2012, dans Vanity Fair: «Vous verrez que je ne porte que des costumes gris ou bleus. Je n'ai pas le temps de prendre des décisions sur ce que je mange ou ce que je porte. J'en aurai déjà trop à prendre pour le pays».
La moitié du gratin américain passera sous les ciseaux de Martin Greenfield. Dont les deux derniers présidents, Donald Trump et Joe Biden. Ce dernier avait d'ailleurs rendu hommage au costume beige d'Obama, en 2021, en affichant le même durant la semaine de son anniversaire. De son côté, si Trump a toujours porté du Brioni, connu pour avoir habillé James Bond, on a très vite moqué son réflexe de ne porter que des vêtements trop amples. Juste avant son investiture en janvier 2017, son entourage l'aurait discrètement intimé de commander une série de costumes à Martin Greenfield, histoire de sauver les apparences. Hélas, impossible de savoir précisément lequel a fini par emballer son imposante carrure. Ou non.
Peu importe. En plus de cinquante ans d'activité, le meilleur tailleur des Etats-Unis a surtout pris l'une des revanches les plus élégantes sur l'horreur de la Shoah. Qu'il soit parvenu à améliorer l'allure de Leonardo DiCaprio, Gerald Ford, le général Colin Powell, Jimmy Fallon, Johnny Depp, Ben Affleck, Patrick Ewing, LeBron James ou encore Wayne Gretzky, n'est qu'une précieuse cerise sur un gâteau que ses deux fils doivent désormais se partager.
Une dernière anecdote?
Dans la nuit du 20 au 21 mars, Martin Greenfield est parti habiller les anges. Il avait 95 ans.