La vengeance est un plat qui se mange froid comme une salade César (sans sauce) et nulle n’est mieux placée pour le savoir qu’une journaliste de mode. Après avoir été traitée de tous les noms sur la place publique par Donald Trump, la journaliste new-yorkaise E. Jean Carroll vient de remporter une victoire de taille sur l'ancien président. Vendredi, il a été condamné à lui verser 83 millions de dollars de dommages et intérêts. Rien que ça.
C'est qu'il aurait pu y réfléchir à deux fois, avant de traiter E. Jean Carroll de «menteuse». Une «affabulatrice», une inconnue qu'il n'aurait jamais rencontrée, avide de gloire et d'un peu d'attention - quitte à l'accuser de viol si cela pouvait lui permettre de vendre quelques bouquins de plus. Ne nous méprenons pas. Bien avant de devenir «l'accusatrice de Trump», E. Jean Carroll était déjà quelqu'un. Une inconnue? Un laideron? Oh que non.
Ancienne «Miss Indiana University» et «Miss Cheerleader USA», cette brillante journaliste originaire du Midwest a débarqué à New York dans les années 80 et s'est taillé une place à la télévision, en écrivant notamment pour l'émission «Saturday Night Live» - ce qui lui vaut une nomination aux Emmy. Ce sont toutefois ses reportages dans des publications comme Rolling Stone et Playboy – dont elle est la première femme nommée rédactrice en chef – qui ont fait d'elle une pionnière du métier reconnue et saluée. Contributrice régulière du magazine Elle où sa chronique «Ask E. Jean» est lue par des millions de lecteurs entre 1993 et 2019, E. Jean Carroll est une habituée des soirées mondaines, où elle est fréquemment photographiée.
Contrairement à ce que Donald Trump affirme depuis cinq ans, E. Jean Carroll ne serait donc pas une illustre inconnue aux yeux de l'influent promoteur immobilier, ce fameux jeudi soir du milieu des années 90, lorsque tout bascule. Ces deux figures incontournables de la scène médiatique et nocturne new-yorkaise se sont déjà croisées au cours des années précédentes, notamment en 1987 (photo à l'appui). Ce qui expliquerait pourquoi, lorsqu'ils se rencontrent devant le grand magasin de luxe Bergdorf Goodman, l'ambiance est bonne enfant et amicale. La suite, bien plus sinistre, E. Jean Caroll le racontera des années plus tard dans un livre, et tout au long de son procès.
Entre Donald Trump et E. Jean Carroll, tout a été toujours été question d'apparence. Lorsqu'elle l'accuse de viol pour la première fois publiquement, en 2019, la chroniqueuse fait la couverture du magazine New York vêtue d'une robe-manteau courte Donna Karan, de collants noirs et de talons Barneys New York. Le titre est sans équivoque: «Voici que je portais il y a 23 ans, lorsque Donald Trump m'a attaquée dans une cabine d'essayage de Bergdorf Goodman».
Un look chic et simple, conforme à celui qui avait fait son succès dans le Manhattan grisant des années 80 et 90. La tenue a ensuite été utilisée en guise de preuve matérielle pour une analyse ADN.
Si E. Jean Carroll s'attendait à ce que l'intéressé riposte en affirmant que leur relation était consentie, son désintérêt est une réponse autrement plus violente. Pour Donald Trump, cette histoire ne serait que« pure invention». Un «canular». Un «mensonge». «Et, bien que je ne sois pas censé le dire, je vais le faire: cette femme n'est pas mon style!» conclut-il triomphalement sur son réseau Truth Social. E. Jean Carroll est abasourdie. Anéantie.
Alors, lorsque démarre leur procès en avril 2023 dans un tribunal du district de New York, l'ex-ponte du magazine Elle entend bien montrer de quel style elle se chauffe. Son corps s'est donc retrouvé, une fois de plus, au cœur de l’affaire.
Sans oublier ce qu'il y a dessus.
On ne le répètera jamais assez: les fringues, au tribunal, ça compte. Souvenez du procès de l'actrice Gwyneth Paltrow, l'an dernier, pour une épique collision à ski avec un retraité. Pendant des jours, le moindre de ses looks - tous plus sobres et raffinés les uns que les autres - avait été décortiqué, étudié, analysé. Une apparence impeccable qui a certainement contribué à jeter des paillettes et une impression de fiabilité aux yeux du jury. Pour conclure sur l'acquittement de la comédienne.
«Les jurés vont évaluer la crédibilité de manière non verbale» confirme le consultant Geri E. Fischman, spécialiste dans les procès, au Wall Street Journal. «La tenue vestimentaire, l'apparence, tout cela va entrer en jeu.»
Prouver sa crédibilité est d'autant plus nécessaire dans le cas d'E. Jean Carroll et autres victimes d’agression sexuelle. C'est cruel, mais il s'agit de convaincre le jury qu'elles «ressemblent» bien à des victimes.
Prenons un petit exemple, en plein procès Trump-Carroll, en avril dernier. Lorsque Joe Tacopina, membre de l'équipe juridique de Donald Trump, remet en doute la possibilité de l'agression... sous prétexte que la victime présumée portait des escarpins de 10 centimètres. Comment, lui demande l'avocat, Carroll aurait-elle pu utiliser son genou pour repousser son agresseur, alors qu'elle était perchée sur des talons aiguilles? La réponse de l'intéressée, implacable, est digne du Diable s'habille en Prada: «Je peux danser à l'envers avec des talons de 10 centimètres», renifle E. Jean Carroll.
Pour faire valoir sa cause, c'est peu dire que l'ancienne contributrice du Elle s'est surpassée. Exit le noir des années 90, trop sombre et trop sévère pour s'attirer la sympathie des jurés. Bonjour les tons blancs, gris, crème, marron et pastel autrement plus doux, les fameuses couleurs chair et chères au «quite luxury» (le luxe tranquille), cette tendance sans logo avec laquelle on nous bassine depuis le succès de la série Succession.
Cols roulés, tricots, blazers, manteaux et collants, autant de couches et de matières qui s'accumulent pour mieux s'en faire une enveloppe, un cocon protecteur. Même dans le climat doux du mois de mai 2023, E. Jean Carroll n'hésitera pas à superposer jusqu'à trois couches. Sans jamais oublier le col roulé.
Beaucoup de couches, certes, mais toujours ajustées. Le carré blond est contrôlé, la ceinture serrée, les coupes droites, les talons hauts et les cols coupés au millimètre. Sage, certes, mais jamais sans un twist, l'accessoire surprenant ou le détail qui tue. N'est pas journaliste de mode qui veut.
Au terme d'un second procès en janvier 2024, à défaut de savoir si Donald Trump mettra bien 83 millions de dollars sur la table (il a déjà fait appel), E. Jean Carroll a au moins remporté une première victoire: mettre le jury dans sa poche grâce à un look élégant, digne et maîtrisé. La revanche d'une «moche».