Comment expliquer que d'un seul coup, des femmes issues d'une même communauté s'évanouissent, ne marchent plus droit, pleurent, tremblent ou entrent en transe collectivement, parfois simultanément?
Le phénomène se nomme «hystérie de masse» ou «hystérie collective». Il s'observe depuis des centaines d'années partout dans le monde et touche principalement les jeunes filles. Les symptômes sont dépourvus de cause physiologique et peuvent perdurer pendant des mois.
Fascinée par le sujet, la photographe Laia Abril présente son étendue dans une exposition forte, bouleversante, presque terrifiante. De l'hystérie de masse est à découvrir à Photo Elysée jusqu'au 1er octobre.
watson: Aujourd'hui, l'hystérie de masse ne s'explique toujours pas. Les interprétations varient selon la perspective: psychologique, anthropologique, surnaturelle. Avez-vous fait la lumière sur certaines de ces zones d'ombres?
Laia Abril: Il y a trois environnements principaux dans lesquels l'hystérie de masse se produit: les écoles, parfois avec une composante religieuse, les usines où les conditions de travail sont mauvaises et les réseaux sociaux.
Elles sont exposées à un climat ou à une situation difficile dans lesquels elles ne peuvent pas exprimer leur colère, leur douleur ou leur tristesse. Elles se tournent donc vers une autre forme de communication. C'est une protestation inconsciente qu'elles font ensemble. D'ailleurs, une théorie anthropologique que je trouve particulièrement intéressante parle d'un «protolangage de protestation» (Réd: le protolangage est un langage primitif vieux de deux millions d'années).
C'est ce qui s'est passé dans les trois cas présentés dans votre exposition: ces femmes n'avaient aucun autre moyen de se faire entendre ni de dire «stop».
Exactement.
Prenons l'exemple des ouvrières de l'usine au Cambodge qui s'évanouissaient en masse. Leur condition de femmes issues d'un milieu rural les mettait dans une situation précaire. Elles ne pouvaient pas défier l'institution, se plaindre ou se permettre de perdre leur emploi. Elles n'avaient pas la possibilité de s'exprimer. Leur corps a donc fini par lâcher. Il les a forcées à s'arrêter.
Une autre grande question autour de l'hystérie de masse est la diffusion du symptôme – ici l'évanouissement – au reste du groupe. Sauriez-vous l'expliquer?
Il est dans notre nature humaine de connecter. Dans certains cas étudiés, comme celui du Cambodge, une interprétation mystique, presque surnaturelle, émerge: il s'agirait d'une douleur transgénérationnelle. En effet, l'usine cambodgienne est construite sur un site où a eu lieu le massacre de civils par les Khmers rouges.
Pourquoi est-ce que les femmes, adolescentes pour la plupart, sont les principales concernées?
Dans les cas étudiés, les femmes doivent se tourner vers une protestation plus subtile à cause du contexte dans lequel elles sont. Elles n'ont pas d'autre choix. A cause de leur jeune âge, on pense qu'elles sont émotionnelles ou hormonales. Ce groupe est donc souvent mal compris. Mais le narratif selon lequel le phénomène touche majoritairement les femmes, car elles seraient plus sensibles, émotives ou emphatiques, est problématique. C'est dangereux de tomber dans ces stéréotypes.
L'hystérie de masse est-elle prise au sérieux?
Un dénominateur commun est la croyance selon laquelle la douleur est inventée ou simulée. On entend aussi dire que ces femmes sont folles. Certains pensent même qu'elles ont un dessein diabolique. Ce qui est véridique dans ces propos? Elles souhaitent accomplir quelque chose! Elles veulent s'échapper de la situation dans laquelle elles sont et que leur souffrance s'arrête.
Quel est le but de votre exposition?
De changer le focus. D'où vient réellement le problème? L'hystérie de masse est une réaction à de la violence systémique, à une oppression sociétale et politique. La douleur de ces femmes est niée. La faute leur est remise dessus. Elles ne sont pas écoutées.
«De l'hystérie de masse» de Laia Abril est présentée à Photo Elysée à Lausanne jusqu'au 1er octobre 2023.