Pour trouver le lieu de la célébration, il faut s'enfoncer dans les bois, sur cette petite île de Kiev située sur le Dniepr. Le ciel est bleu et le beau temps est finalement au rendez-vous, après un mois de juin maussade. Je trouve finalement le groupe, qui a établi son camp sur un banc de sable aux abords du fleuve.
Une quarantaine de personnes sont venues célébrer une tradition païenne séculaire: Kupala. «Il existe plusieurs Kupala, ici, il s’agit de la célébration païenne», précise d'emblée l’organisateur, Mezhemir, cheveux long et tunique bleue, en regardant d'un air grave un feu de bois se consumer. Autrement dit, c'est une cérémonie religieuse, durant laquelle il s'agira, comme je le verrai plus tard, de parler directement aux dieux.
Les femmes portent des robes amples, souvent en lin ou en coton, et des couronnes de fleurs sur la tête. Les hommes, des pantalons légers, une chemise traditionnelle à motifs et souvent, un couteau à la taille.
Deux drapeaux suspendus de «clans» vikings accompagnent le drapeau ukrainien. L’ambiance est à mi-chemin entre un campement scandinave et un rassemblement hippie. Sur une longue toile, les offrandes pour les dieux sont prêtes: principalement du pain et de l’alcool.
Ivan Kupala est l’une des traditions les plus dépaysantes que l’on trouve en Ukraine, et rappelle beaucoup ce que l’on nomme en Scandinavie le middsommar. Cette tradition païenne pré-chrétienne a donné lieu a beaucoup de fantasmes, et a un film glaçant du maître contemporain de l’horreur, Ari Aster.
Mais nous ne sommes pas en Scandinavie, et encore moins dans un film malgré l’ambiance en Ukraine, où les attaques de drones d’une violence inouïe se succèdent au moment de calme où la vie reprend le dessus. Ivan Kupala est une tradition qui s'est répandue dans les pays slaves, et qui célèbre l'arrivée de l'été et le foisonnement de la nature.
En Ukraine, la tradition païenne d’Ivan Kupala a «laissé place» à un folklore plutôt mignon. «C'est la religion qui se l'est réappropriée», résume Mezhemir, Sergeii de son vrai nom. Ce même samedi, le 21 juin, les Ukrainiens de tout le pays, avides de renouer avec leur identité, dont ils accusent la Russie depuis des décennies de vouloir les priver, adhèrent avec bonheur à ce folklore.
Pour Kupala, on compte donc trois dates. Il y a le 21 juin, date du solstice. Il y ensuite une date fixée par le calendrier astronomique précis. Cette année, celle-ci avait lieu dans la nuit du 23 au 24 juin, là où les événements magiques ont le plus de chance de se dérouler...
Et puis, il y a un jour férié, fixé autour du 6-7 juillet. Ce samedi, une autre célébration a lieu dans un parc de Kiev, et ailleurs en Ukraine et dans les pays slaves comme la Pologne ou la Biélorussie.
En cette fin après-midi, les premières traditions ont déjà eu lieu. «Les hommes ont lutté sur le sable», me raconte Volodymir, tout sourire. «C’est un moyen de montrer sa force, mais également de manifester notre respect aux esprits», explique le jeune homme à la longue barbe tressée. Durant ces concours de catch, il s’en est bien sorti. Son seul regret, ne pas avoir pu utiliser ses «couteaux» durant les bagarres.
Alors que le groupe va braver le couvre-feu et dormir dans des tentes, certains ne pourront pas assister aux célébrations de la nuit.
Depuis juin, les attaques records touchent la capitale ukrainienne, et les tireurs doivent dégommer des dizaines de drones dans le ciel de Kiev. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’une alarme, et d’explosions dans le ciel.
Mais gageons que les dieux, en ce 21 juin, protégeront les cieux, le temps de leur rendre grâce. La lumière du jour baisse, Dana appelle les convives à se rassembler autour d’elle. «C’est une tradition, il ne faut pas la manquer», lance-t-elle aux participants en haussant la voix. Tradition plutôt rurale, Kupala était l’occasion de rassembler de jeunes gens peu éduqués et un peu naïfs, et – pourquoi pas – de les marier. Et pour tancer les puceaux, les adultes lançaient toute une collection de blagues graveleuses. «A l’époque, il n’y avait pas d’éducation sexuelle, alors on disait aux jeunes "faites comme les deux chiens là-bas, grimpez-vous dessus!"», sourit Dana, qui a pris ce nom en hommage à la déesse celtique de la fertilité.
Les blagounettes sont bien sympathiques, mais difficilement traduisibles depuis l’ukrainien. Essayons: «Tiens! Un vilain corbeau qui survole la montagne… On dirait qu’une jeune femme a commis un gros péché: elle n’a pas encore baisé!» Le reste tourne autour d’un langage imagé rural, fait de râteaux et de buissons, d’œufs, et de beaucoup de minous.
A Kupala, l’eau a une très grande importance, et une cérémonie se déroule généralement proche d’un lac ou d’une rivière. C’est là que les jeunes femmes peuvent déposer leur couronne de fleurs, et les laisser dériver. «Si un garçon parvient à nager et à l’attraper, il peut épouser la fille», me raconte Dana.
Il existe également la tradition du bain de minuit, et là… Parfois, jeunes hommes et jeunes femmes se dirigent dans la nuit noire vers un point d’eau, flambeau à la main, pour aller se baigner. C’est là que, depuis le fond de l’eau, des sirènes peuvent apparaître. Il s’agit en réalité de l’esprit des femmes qui se sont noyées. On ne nous en dira pas plus sur ce que risque un homme qui rencontre une sirène…
Durant la nuit du solstice, entre le 24 et le 25, d’autres célébrations ont lieu. Dans le sanctuaire de Lysa Hora des personnes peuvent déposer des offrandes aux dieux. L’année dernière, j’avais parcouru la forêt dans le noir à la recherche de ce lieu mystique.
A mon arrivée, l’autel était rempli de pain, de bière, de chocolat. Quelqu’un avait même déposé un taco entamé. A 5h du matin (oui, j’avais dormi dehors…), tout avait disparu. Le but ultime de cette nuit était de tombée sur une fleur de fougère. Les mauvaises langues disent qu’elle n’existe pas, mais durant la nuit de Kupala, tout est possible… Il faut donc, au milieu de la nuit, trouver un coin où des fougères sont regroupées. Celui qui trouve cette unique fleur verra tous ses vœux exaucés.
Sur l'île, il est temps de passer à la deuxième phase de la cérémonie, la plus intense en images, et en intensité. Didactique, Mezhemir explique aux invités qu’ils vont pouvoir déposer leurs offrandes dans le feu en y mettant une intention, un souhait. Réunis en cercles, les membres de l'assemblée prient les dieux puis, un à un, bénissent du pain en faisant des souhaits. Avec mon maigre vocabulaire, j'entends toutefois que beaucoup veulent que leurs proches se portent bien et lancent:
Le moment est très solennel, et c'est là que je me rends compte que toutes ces personnes sont réellement croyantes. Durant la cérémonie, quatre «prêtres» sont chargés de communiquer avec les dieux païens. Au moment où le brasier prend, c'est Zhiva qui lance les incantations. Durant plusieurs minutes, elle s'adresse aux différentes divinités, dont Mokosh, la déesse de la terre mère et nourricière:
Et la jeune femme de louer les dieux les uns après les autres, malgré la fumée qui lui assèche la gorge. Elle loue Lada, déesse de la beauté, de l'amour et de la fertilité:
Chacun dépose ensuite ses offrandes dans le feu.
Une fois la cérémonie terminée, il fait nuit, aucune lumière à l’horizon, pas de drones non plus. Aplati, le bûcher est réalimenté avec de gros morceaux de bois. Le moment est venu de le «traverser». La tradition veut l’on saute par-dessus, seul ou à deux, main dans la main. Les couples qui viennent de se former ou veulent tester leur solidité doivent le franchir sans se lâcher la main, sinon leur union ne durera pas. Mais il s’agit également de purification. C’est pour cela que plusieurs personnes sautent totalement nues à travers les flammes. «Une épilation gratuite», sourit Voldymyr.
Le temps de boire quelques gorgées d’alcool, les premiers hommes se dénudent. L’un des prêtres retire sa chemise, et commence à battre du tambourin dans un rythme qui excite à la fois les divinités et le berger allemand qui accompagne son maître. Au milieu de la nuit noire, le feu semble doux et furieux à la fois. Le chien aboie, un garçon jette un cri guttural, lance une bénédiction au ciel, et se jette totalement nu, tête la première, par-dessus les flammes, puis roule sur le sable.
Les sauts, les cris, les battements, s’enchaînent, sans pudeur, avec beaucoup de joie, on vole cul nu à travers les flammes. Une fois le mouvement lancé, avec les cris et les premiers rires, le tambourin qui ne faiblit pas, quelques femmes ôtent leur robe, puis sautent à leur tour, buisson à l'air. Sans se revêtir, la moitié du groupe rit, prend des gorgées de vin maison. Seins au vent, Dana me tend une bouteille. «C'est du vin maison, c'est moi qui l'ai fait».
C'est bien plus que des peaux, des sexes, qui se meuvent à la la lumière du feu. Ce qui est exposé, là, c'est de la pure liberté, de ces rares moment dont cette jeunesse remplie d'espoir il y a dix ans encore a été privée, lors de l'invasion de l'Ukraine il y a trois ans et demi. Et comme à l'habitude, cette situation un peu gênante au moment de partir, où c'est moi que l'on remercie de m'intéresser à leur sort, à leur quotidien, et à leurs traditions.