Jean-Luc Godard est parti, par suicide assisté, laissant derrière lui les flots noirs d'une grande vague de chagrin. Logique pour la figure de la Nouvelle Vague. Adieu au langage pour de bon et place au livre d'image, il faudra parler de lui au passé. La maladie ne l'avait pas contaminé, il était simplement fatigué; simplement éreinté d'être Godard ou simplement exténué de faire partie de son propre monde, lui qui avait développé un intérêt philosophique pour le suicide. Si obsédé par l'acte en lui-même, qu'il emportait plus jeune «une lame de rasoir dans son portefeuille», expliquait le critique cinéma Jean-Luc Douin dans son Jean-Luc Godard. Dictionnaire des passions.
Un an plus tôt, un autre penseur décidait d'arrêter les frais: Roland Jaccard a passé l'arme à gauche le 20 septembre 2021. Lui aussi tournait autour du même sujet que Godard: «J’ai toujours été hanté par l’idée du suicide», écrivait l'auteur né à Lausanne sur son blog, le 5 septembre. Dans ce même billet, il répétait à l'envi son ennui de vivre et les désagréments engendrés. S'ôter la vie lui semblait la réponse à ses maux. Il faut dire que Jaccard a souvent convoqué les affres du suicide, il s'est souvent attaqué au sujet, en le tournant dans tous les sens. Une porte de sortie à «la malédiction du désir» qui le broyait.
Il y a eu aussi Yukio Mishima, l'écrivain japonais qui faisait tourner les têtes, qualifié d'«Hemingway japonais», totalement obnubilé par la mise en scène de sa mort - avant de le faire pour de bon. Il y avait cette notion d'obsession macabre dans ses productions écrites et artistiques, brossant même un engouement érotique pour la mort.
Le suicide apparaît avec prégnance dans les têtes de pléthore d'intellectuels, il anime les esprits créateurs de nombreux artistes. Ils sont tant à chercher, à comprendre les mécanismes de ce noir sentiment d'en finir. C'est l'oeuvre du temps, les plaies et la rançon des curieux, des mélancoliques maladifs. C'est cette recherche constante d'un équilibre entre l'existence en tant que telle et investir son existence pleinement. Il y a l'art de vivre et l'art de penser sa vie, donc désirer cette vie douloureuse, mais délicieuse.
Le lien existe entre talent créatif, dépression et addiction. Ils sont nombreux à dire que la tristesse est un levier pour créer, pour explorer la vérité qui nous échappe - oser la rupture avec son environnement. Des artistes n'hésitent pas à marteler qu'il faut en baver pour créer - et par définition s'enfoncer dans les douleurs et les failles pouvant vous mener vers l'irréparable.
Empoigner sa fibre créative est une forme d'exaltation, un bouillonnement intérieur aussi vertigineux que dangereux. «Les circuits du cerveau qui sont à l'origine de la créativité sont les mêmes que ceux de la maladie mentale, donc être créatif peut accroître le risque de maladie mentale», étayait le professeur Vikram Patel, directeur du Centre britannique de santé mentale mondiale (Global Mental Health) en 2014.
Activer ces circuits de matière grise sont un pan pour un univers de réflexion, un pont pour passer de l'autre côté, courir après une autre vérité, une autre facette du monde. L'esprit s'agite, se crispe et la quête existentielle vous ronge, elle vous matraque l'encéphale.
A titre d'exemple, les Romains parlaient du suicide telle une épreuve d'excellence et de vertu, voire d'un acte raffiné. Oser le sacrifice de soi ne relève pas de la maladie mentale, il n'est pas cette lâcheté décriée par le grand public. Il y a parfois derrière ce sentiment de lourdeur, un chemin pour accrocher la vérité dans un réel abstrait et parfois désuet. Comme chez Jaccard ou Godard, il réside une obsession de garder un pied dans une mouvance continuelle et de s'avouer seulement vaincu une fois l'esprit consumé - sa vivacité tant physique que psychologique.
L'acte en lui-même est un cheminement (très) personnel, incompréhensible pour beaucoup. Jean Améry, survivant d'Auschwitz et à la première de ses deux tentatives de suicide, décrivait ce sentiment d'être «cerné de profondes ténèbres impénétrables». Le suicide est cette barrière à franchir pour une frange de la population. Il est la sortie «courageuse» d'une sensation d'être mort-vivant dans un ensemble de réalités donnant l'impression de l'inanité pour ces intellectuels.