Le Festival de Sanremo est l'événement musical le plus important d'Italie. En 2023, près de 12 millions de téléspectateurs ont regardé la finale. Un rendez-vous phare et iconique de 5 jours qui débute ce mardi 6 février et qui sera comme d'habitude rediffusé sur la Rai.
Le concept? Des invités prestigieux dévoilent en avant-première une chanson et le gagnant aura l'opportunité de présenter son titre au concours de l'Eurovision. Le festival a vu naître les musiques les plus cultes d'Italie: Nel blu dipinto di blu (Volare) de Domenico Modugno, Sarà perché ti amo de Ricchi e Poveri, Felicità de Al Bano et Romina Power, L'italiano de Toto Cutugno, La solitudine de Laura Pausini, et plus récemment Zitti e buoni de Måneskin. Le groupe a remporté l'Eurovision en 2021 avec ce morceau.
Cette année, Ghali («précieux» en arabe), l'un des rappeurs trap les plus suivis du pays, fait partie de la liste des invités. Il présentera Casa Mia (Chez-moi), une chanson écrite il y a quelque temps déjà qu'il n'avait jamais réussi à terminer. Jusqu'à aujourd'hui.
Ghali Amdouni est né le 21 mai 1993 à Milan de parents d'origine tunisienne. Sa mère Amel quitte son pays natal à l'âge de 20 ans pour offrir à son fils «un avenir meilleur en Italie», relaye GQ.
Son père les rejoindra plus tard, mais sombrera dans le trafic de drogue. Il fera plusieurs allers-retours en prison avant de retourner définitivement en Tunisie, raconte le New York Times. Une enfance difficile durant laquelle sa mère et lui sont «seuls contre le reste du monde», et l'absence d'un père qu'il exprime à de nombreuses reprises dans ses chansons:
Lorsque Ghali a 10 ans, Amel et lui sont expulsés de leur logement. La commune de San Siro dans laquelle ils vivent leur donne alors trois options pour se reloger. Ils choisiront la deuxième, «la moins pire», confie-t-il à La Repubblica. Mère et fils emménagent dans le quartier populaire et réputé difficile de Baggio, en périphérie de Milan. C'est à cette époque que Ghali découvre une passion qui ne le lâchera plus: le rap.
En 2003, sa mère l'emmène voir le film 8 Miles au cinéma. En voyant Eminem à l'écran, il sait que c'est ça qu'il veut faire de sa vie. Peu après, un ami d'origine tunisienne lui fait découvrir le travail de Joe Cassano, un rappeur décédé en 1999, et lui offre un CD de mix de rap italien. «Apprendre que le rap pouvait aussi se faire en italien – une langue qu’il aimait – a été une révélation», écrit le New York Times.
Très jeune, Ghali va donc écrire, composer, chanter, créer. Il enregistre ses premiers morceaux dans sa chambre et distribue ensuite les CD dans les rues de Baggio.
Adolescent, il descendait dans le parc de son quartier et y restait des heures, parfois jusque tard dans la nuit, seul ou accompagné, à faire de la musique, raconte-t-il à La Repubblica. Avec ses amis devenus eux aussi des stars de la scène musicale italienne, Rkomi ou Charlie Charles par exemple, ils se donnaient rendez-vous par e-mail pour se retrouver et faire des battles de freestyle.
Les textes de Ghali plaisent. A l'école, une professeure les lit devant la classe et encourage le jeune rappeur dans son travail. Un soutien qui lui a permis de «prendre confiance en lui et de croire qu'il pourrait un jour y arriver», explique-t-il à GQ. Et de poursuivre:
En 2016, à l'âge de 23 ans, Ghali explose les records Spotify en Italie avec son morceau Ninna Nanna qui atteint plus de 200 000 écoutes en 24 heures. Une chanson dont le refrain reprend les paroles d'une célèbre comptine italienne. Un clin d'œil à son pays natal et un énième exemple de cette double culture dont il a fait une force. «Si tu arrives à en tirer un avantage, tu peux réaliser de belles choses», déclare-t-il à Brut en 2022.
«Réaliser de belles choses», comme comptabiliser 137 millions de vues sur YouTube pour le clip de Cara Italia, une chanson sortie en 2018 dans laquelle il critique le racisme en Italie. Il y parle de ceux aux mentalités fermées «comme au Moyen-Age», des médias qui décrivent les étrangers comme «des extra-terrestres sans passeport en recherche d'argent» et chante en refrain:
Depuis toujours, ses origines italo-tunisiennes sont une source d'inspiration inépuisable. A ce sujet, l'artiste aux 50 disques de platine et 15 disques d'or confiait à Brut se sentir parfois tunisien, parfois italien et parfois les deux à la fois. Il est persuadé que beaucoup de gens ressentent la même chose aujourd'hui et veut donc parler à cette génération d'Italiens qui ne s'identifiaient pas dans le rap de l'époque. «Je savais qu'il y avait des enfants d'immigrés qui commençaient à exister en Italie, mais personne ne racontait leur histoire», explique-t-il au New York Times.
Dans ses chansons, Ghali – qui n'a obtenu la nationalité italienne qu'à 18 ans à cause d'une loi stricte dans le pays – met un point d'honneur à fusionner ses différentes identités. Il rap en italien, en arabe et même en français.
Un engagement qui transcende les frontières musicales. Ghali est en effet devenu «l'un des principaux défenseurs des droits des migrants à une époque où la rhétorique xénophobe domine en Italie», écrit le Time.
A l'été 2022, le chanteur a fait don d'un bateau de sauvetage appelé Bayna («y voir clair» en arabe) en référence à l'un de ses morceaux qui parle de la traversée de la Méditerranée. En mars 2023, Ghali s'est rendu à Trapani, en Sicile, pour inaugurer l'embarcation. Il a également suivi aux côtés de bénévoles venus d'Italie et d'ailleurs une formation pour pouvoir opérer un sauvetage en mer.
En novembre 2023, Bayna avait sauvé 227 personnes, dont un bébé de deux mois, relaye La Repubblica.
L'engagement de Ghali – qui lui a permis d'être classé dans la liste du Time des 100 personnalités dont l'influence peut changer le monde – s'explique notamment par son histoire personnelle. A l'âge de 16, alors qu'il est en vacances en Tunisie, il parle de son quotidien et de sa vie à Milan à son cousin. Ce dernier disparaîtra plus tard dans la même journée. Affolée, la famille part à sa recherche, mais ne parvient pas à le retrouver. Le garçon réapparaîtra tard dans la nuit et avouera s'être enfui pour rejoindre une embarcation qui s'en allait pour l'Italie. Un épisode difficile raconté par le New York Times que Ghali mettra par écrit dans la chanson Mamma:
A Sanremo, l'artiste prévoit d'utiliser la portée du festival «pour passer un message et faire réfléchir» explique-t-il dans une publication Instagram. Depuis le 15 janvier, il tease le public et les médias en s'affichant avec un alien appelé Rich Ciolino. Le but de cette mise en scène sera enfin bientôt dévoilée.
Outre ce mystérieux nouvel ami, le chanteur a collaboré avec Ikea pour créer Casa Ghali à Sanremo, un espace ouvert au public durant le festival qui permet aux personnes de venir discuter avec l'artiste sur des thèmes qui lui tiennent à cœur.
Depuis plusieurs jours, les feux des projecteurs sont donc braqués sur celui qui déclare que son succès se mesure au fait d'entendre des jeunes écouter sa musique à fond dans leur voiture. «Même si les fenêtres étaient fermées, nous pouvions voir à la façon dont elles vibraient qu'ils écoutaient notre musique. Nous avions réussi», confie-t-il, fier, à La Repubblica.
A 30 ans, après un an de voyage autour du monde et la sortie en décembre dernier d'un 4ème album, Pizza Kebab Vol. 1, le festival de Sanremo arrive selon Ghali «pile au bon moment».