Les Suisses adorent le ski, les audiences de la SSR le confirment chaque week-end de compétition. Nous avons encore pu le mesurer lors des derniers championnats du monde à Courchevel/Méribel: le public a été nombreux à suivre les compétitions à la télévision, et les différents médias helvétiques (dont watson évidemment) leur ont accordé une large place.
«La popularité d'un sport n'est jamais dictée par les fans, mais par le grand public. Il est normal que les fans s'intéressent à leur discipline préférée. Mais un sport devient roi lorsque ses événements fédèrent un large public», définit Massimo Lorenzi, rédacteur en chef des sports à la RTS.
«Pendant longtemps, le sport était une affaire saisonnière. Quand l'un d'eux s'étendait sur une saison, il prenait une place prédominante. Mais aujourd'hui, c'est l'événement qui compte», ajoute le journaliste.
La raison se trouve peut-être dans l'ADN helvétique. «Si on se base uniquement sur les audiences, le football reste le sport numéro un, mais cette domination porte sur des événements majeurs comme la Coupe du monde, précise Massimo Lorenzi. Le football suisse, lui, n'est pas un sport national. La saison régulière ne fait pas de ce sport un événement majeur. En revanche, il y a quelque chose qui relie les Suisses au ski alpin.»
Si l'empreinte culturelle est prédominante, une part de performance, de succès, est nécessaire pour réussir à drainer le public et obtenir son adhésion. De grandes courses aussi, sur nos monts enneigés, quand le soleil annonce le brillant réveil d'Adelboden, de Wengen, de Saint-Moritz ou de Crans-Montana. Autant d'événements qui contribuent au culte du ski alpin.
Pour Ralph Stöckli, le chef de mission de Swiss Olympic, il est difficile de trancher. «Je pense qu’un seul sport domine tous les autres en Suisse.» Le médaillé olympique aux JO de Vancouver en curling préfère souligner la grande force des athlètes suisses dans tous les sports.
Pour une nation de 8 millions d'habitants environ, Ralph Stöckli préfère relever que notre pays produit de nombreux champions, dans des domaines très variés: «Beaucoup d’athlètes suisses font de leur discipline un sport roi.»
Massimo Lorenzi pense que les fans se projettent sur les différents athlètes qui font briller la nation. «Odermatt appartient à tous les Suisses, tout comme l'équipe nationale de foot et de hockey sur glace, dit-il. Le drapeau, ça marche dans tous les pays du monde. Si nos compatriotes jouaient les premiers rôles en biathlon, nous en montrerions bien plus et le public serait au rendez-vous. Quand Cologna et Ammann gagnaient, les audiences étaient excellentes.»
Le rédacteur en chef des sports de la RTS insiste sur le sentiment d'appartenance. «C'est le public qui, par sa projection et sa sensibilité culturelle, donne une dimension à un sport. On peut faire tout ce que l'on veut, la finale de la Coupe de monde de rugby ne sera jamais suivie en Suisse, parce que les gens ne sont pas perméables à ce sport.»
Le destin du ski est lié (à jamais) à la Suisse et vice-versa. D'autant que ce sport «très lourd dans la vie économique et politique du pays», souligne l'historien du sport Gil Mayencourt, qui cite pour exemples l’ouverture des stations durant la pandémie, alors que l’Europe confinait ses citoyens, asseyant une bonne fois pour toute la puissance du lobby du ski en Suisse.
Pour l'historien, pas de doute: «Le ski alpin est le sport national, car il est, selon moi, la pratique qui concentre le plus de critères pouvant entrer dans cette définition». Des critères qui vont de la couverture médiatique à l'engouement, en passant par le succès des athlètes, selon Gil Mayencourt:
Dans l'imaginaire collectif, il en va de la tradition du ski comme des paysages alpins: tous deux relèvent de la nature profonde. Les Alpes et les cimes blanches immaculées sont ancrées dans l’inconscient national helvétique et expliquerait leur rôle dans nos préférences en matière de sports.
Les autorités suisses ont participé à installer la culture du ski dans les écoles grâce à des camps qui existent depuis 1940. Dans cette idée d'amener les jeunes sur les pistes, il y a une dimension politico-économique qui dépasse le facteur sportif. C'est pendant la Seconde guerre mondiale que le gouvernement a poussé les Suisses sur les pistes pour remplacer les touristes étrangers, rappelle Andrej Abplanalp, historien et chef de la communication du Musée national suisse.
Si les Suisses ont le ski dans le sang, le sport en lui-même a une portée bien plus importante, «en particulier dans le cadre de la Défense spirituelle dans l’Entre-deux-guerres», souligne Gil Mayencourt. Henri Guisan misait sur les sports d’hiver comme symboles de la force et de la résistance de la Confédération.
Culturellement, la Suisse compte bien sûr une autre grande tradition nationale: la lutte.
En 2022, la dernière fête fédérale à Pratteln (BL) a accueilli près de 400 000 spectateurs lors des trois jours de compétition. Organisée tous les trois ans, cette fête hors norme déclenche une vague populaire qui s'empare tout spécialement de la Suisse alémanique. Assez pour en faire un sport national malgré une popularité très centralisée?
Si le ski alpin profite d'une réelle couverture médiatique et de l'engouement de tout un pays, les gladiateurs des ronds de sciure, affublés de chemises Edelweiss, n'ont pas le même impact global en Suisse. En revanche, «la lutte est symboliquement, en termes d’imaginaire, peut-être le premier des sports nationaux en Suisse», hésite Gil Mayencourt. La tradition ancestrale - supposément, car dans les faits, elle n’existe pas vraiment avant le XIXe siècle - y est pour beaucoup, façonnant «l’une des images d’Epinal du roman national helvétique tel qu’il est fabriqué après la fondation de l’Etat fédéral, né en 1848.»
Au classement des sports nationaux, le ski est peut-être le plus puissant économiquement. Mais le facteur du sport national est peut-être plus prégnant dans la lutte, qui véhicule les principaux mythes nationaux tels qu’ils sont établis à partir du XIXe siècle et sert donc une certaine vision traditionnelle, indépendante et stable de la Suisse. «Ce sport a un fort poids politique, mais pas forcément économique à l’inverse du ski», poursuit Gil Mayencourt, avant d'ajouter une autre réserve: «La lutte est considérée comme un sport national, mais dans les faits, des pans entiers de la pratique sont toujours fermés aux femmes. Notamment les Fêtes fédérales.»
En conclusion, le ski alpin s'insère dans les foyers grâce à des retransmissions télévisées régulières, pour agrémenter les apéros et les repas. La tradition est entretenue par des coureurs légendaires; un sport rendu mythique par la rivalité entre Bernhard Russi et Roland Collombin, les exploits d'Erika Hess, l'éternel Pirmin Zurbriggen et maintenant l'ogre Marco Odermatt. C'est là où la lutte suisse ne peut pas régater: des Christian Stucki, Matthias Sempach, Jörg Abderhalden (frère de l'ex-skieuse Marianne Abderhalden) ou l'actuel roi Joel Wicki n'interviennent pas, ou sporadiquement, dans les discussions. Un sport national est, comme son nom l'indique, une thématique qui se glisse dans les interstices du quotidien.