Il était arrivé avec sa foulée, sa grâce pour écraser la concurrence, écrabouillant au passage Kipchoge réputé pour être l'Everest du marathon mondial. Kelvin Kiptum a couru sur ses adversaires, mais a surtout défié la logique d'un exercice qui s'apprend avec le temps, au fil des ans et des kilomètres avalés chaussures aux pieds.
Et le longiligne athlète était lancé à l'assaut de la fameuse barre des moins de deux heures. Sauf que le destin s'en est mêlé. Injuste. Terrible. Un accident de voiture, avec à son bord lui, son coach et aussi une femme, Sharon Kosgey, selon les médias nationaux. Les deux premiers nommés n'ont pas survécu.
Un destin tragique pour ce jeune athlète kenyan; une fin aussi abrupte que son arrivée fulgurante parmi les marathoniens du monde entier. En grand spécialiste du negative split, (courir la 2e partie de course plus rapidement que la 1re), la fusée kenyane avait bouclé le marathon de Chicago en 2 heures et 35 secondes.
Il en était alors à sa troisième épreuve sur la distance reine, après avoir remporté les marathons de Londres (en 2h01''25'') et de Valence. Son premier essai a été chronométré en 2h01'53''. Stratosphérique, sachant que l'ancien record du monde de Kipchoge était bloqué à 2h01'09''.
C'était le début d'un itinéraire dingue, d'un gamin qui cassait les codes du marathon alors chasse gardée des expérimentés. Et cette arrivée avec fracas dans le gratin de l'athlétisme mondial en a surpris plus d'un. Une précocité qui prêtait à réflexion. Les interrogations allaient de sa chaussure révolutionnaire à de (timides) soupçons de dopage. Un athlète qui débarque de nulle part, sans le moindre repère, aussi dominant, ça ne peut que laisser sans voix un milieu abasourdi par la performance.
La réponse se trouve peut-être dans ses facultés à encaisser la douleur, d'aligner les foulées toniques sans jamais fléchir. Pour preuve, Kiptum était encore malade et blessé quelques jours avant de s'aligner dans l'Illinois, avant son record du monde. «Au cours des dernières étapes de mon entraînement, j'étais un peu malade, souffrant d'une blessure à l'aine et d'un peu de paludisme», confiait-il à BBC Africa.
Sevré d'entraînement, sur les plots durant 2-3 jours, ce n'est qu'une semaine avant ces 42 kilomètres (en direction de la gloire) qu'il retrouvait peu à peu ses sensations.
Pour en arriver là, pour devenir l'homme le plus rapide du monde sur un marathon, c'est un véritable chemin de croix que le Kenyan a dû accomplir. A la racine, l'amour de Kiptum pour la course à pied a commencé lorsqu'il observait son cousin, un athlète qui a souvent endossé le rôle de lièvre pour l'Ethiopien Haile Gebrselassie (deux fois champions olympiques et huit fois champions du monde).
Une passion est née. Mais son père refusait catégoriquement que son rejeton se lance dans cette aventure, préférant un parcours académique afin que son fils devienne électricien. Mais le désir du gamin était plus fort.
Dur au mal, il a pendant 4 ans usé ses chaussures pour prouver sa valeur à ses parents. Or le succès n'a pas été au rendez-vous.
Mais le refus de son père n'est pas le seul obstacle qu'il a rencontré. Dans sa percée triomphale, il lui a fallu composer avec le manque d'argent. Sa décision de rompre avec la tradition qui veut que les athlètes kenyans débutent sur la piste avant de se lancer sur des distances plus longues n'est pas anodine. Kiptum a directement enjambé l'écueil du tartan et s'est testé sur la route pour la simple et bonne raison qu'il n'avait pas l'argent.
La terreur du macadam n'avait pas accès à une piste, il habitait trop loin des installations. Des problèmes de liquidité qui ont forcé le futur crack, alors âgé de 18 ans, à emprunter une paire de chaussures pour s'aligner lors de sa première grande compétition locale en 2018.
Une approche nouvelle qui l'envoie d'abord sur la route des semi-marathons. C'est l'ancien coureur rwandais Gervais Hakizimana, son entraîneur, qui lui a forcé la main pour passer à l'étage au-dessus. «Il avait peur», selon son coach, avant qu'il ne se décide de doubler la ration pour passer au marathon, en 2022.
Il a connu le gamin de 10 ans, alors qu'il gardait le bétail à pieds nus, rapporte BBC Africa. Il l'a croisé au hasard lors d'un stage en 2009 au Kenya. Le petit vivait dans le village de Chepkorio (dans la vallée du Rift), niché à 2 600 mètres d'altitude. Le petit Kelvin restait dans les pattes de son aîné. «Au début, il me gênait presque, je lui demandais de partir», racontait Hakizimana au quotidien L'Equipe.
Puis, lors de ses stages réguliers dans le patelin, il voyait l'enfant progresser plus les années défilaient.
C'est en 2014 que l'ancien coureur rwandais l'embarque avec lui et le prend sous son aile. Il a alors 15 ans, s'entraîne avec son futur coach en faisant la moitié de son planning d'entraînement. Très rapidement, l'ado a pu le suivre et s'est même envolé pour la France pour se tester en 2019, sur un semi qu'il gagnera. Gagner devient un refrain: il en claque une nouvelle en 2021, sur un autre semi à Lille où il coupera en premier la ligne.
Kelvin Kiptum apprend vite, court vite. Sa précocité en a bluffé plus d'un. «Il n’y a rien de linéaire, ce n’est pas rationnel», concédait, au micro de l’Equipe, Jean-Claude Vollmer, le coach du recordman de France, Morhad Amdouni, après le record en octobre à Chicago.
Sa rage de vaincre serait intimement liée à cette envie de s'en sortir. Ses résultats, eux, s'expliquent par des facultés physiologiques élevées, développées en haute altitude.
Le meilleur lui était promis, sauf que ce 11 février 2024, la vie en a décidé autrement. Alors parti pour décrocher l'or aux Jeux olympiques de Paris, l'accident de Kiptum rappelle celui de James Dean. La légende du cinéma avait été fauchée en pleine gloire, également dans un accident de voiture, à 24 ans. L'Oscar - finalement gagné à titre posthume - l'attendait.
A la place de l'or et de la gloire, de la tôle froissée et deux existences broyées. Ces deux destins tragiques qui se rejoignent; deux gars pressés et animés par la vitesse. Kelvin Kiptum est une légende du marathon, une comète éternelle, comme l'était l'acteur américain en son temps et sur les plateaux. La fureur de vivre pour l'un, la fureur de courir pour l'autre: ces deux destins convergeant vers l'incroyable avaient leur limite, dessinant un sentiment d'inachevé.