Le 7 février 2023, en inscrivant à 38 ans le 38 888e de sa carrière, le basketteur LeBron James devient le meilleur marqueur de l'histoire de la NBA, la ligue d'élite américaine. Le précédent record détenu par Kareem Abdul-Jabbar aura tenu presque 40 ans. Le moment historique a été capturé par le photographe Andrew D. Bernstein. Au second plan, les fans pourtant en tribune vivent l'instant sur leur smartphone, occupés à immortaliser la scène.
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— NBA on ESPN (@ESPNNBA) February 8, 2023
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S'ils donnent le sentiment de ne pas savoir apprécier authentiquement le moment présent, c'est que tout se passe comme s'ils contrevenaient à ce qu'on attend d'eux dans le cadre d'un spectacle sportif. Le mot spectacle tire son étymologie du latin «spectare», qui signifie en effet en latin «regarder avec attention». Le spectacle serait donc fait pour retenir l'attention. Le smartphone devient alors un outil de diversion. Accaparé par son écran, le fan manquerait à ce qu'on attend de lui: regarder le terrain et encourager son équipe.
Depuis une décennie, les critiques se sont ainsi multipliées contre les spectateurs accros à l'écran. En 2014, des supporters du PSV Eindhoven, club de football des Pays-Bas, avaient déployé une banderole sans équivoque: « F*ck wifi, support the team». Ils envisageaient l'émergence de la technologie dans les tribunes comme une nouvelle expression de la gentrification du public de stades.
"Fuck Wifi, support the team" #football #PSV #Eindhoven pic.twitter.com/5XDa9D1I1d
— Alex (@AleeexLemaire) August 18, 2014
En France, un supporter niçois militait en 2017 pour une tribune sans selfie, estimant que cela nuisait à l'ambiance. Aux Etats-Unis la même année, des étudiantes se sont vues moquées par les commentateurs d'un match de baseball pour avoir pris des selfies alors que le public était appelé à participer aux encouragements.
Le repli sur son smartphone semble en effet aller à l'encontre de la célébration collective qu'on attend d'un évènement sportif. Rivé à l'écran du smartphone, le public connecté serait «seul avec du monde autour».
Pourtant, cinq attributs de l'évènement sportif favorisent le recours au smartphone:
Ainsi, depuis l'apparition de l'iPhone en 2007 et le développement dans la foulée de «stades connectés» aux Etats-Unis, le comportement des fans dans les enceintes sportives s'est considérablement transformé et le smartphone figure bien au coeur de ce bouleversement.
Il est possible de prendre la mesure de ces usages grâce aux données partagées occasionnellement par des opérateurs.
C'est l'équivalent de 700 000 heures de musique sur une plate-forme de streaming. Le pic d'utilisation a eu lieu au moment de l'entrée des deux équipes sur le terrain. Pendant le show de Rihanna à la mi-temps, l'utilisation de la bande passante a augmenté de 450%.
Par ailleurs, Facebook a été le média social le plus utilisé devant Instagram, Twitter, Snapchat et Reddit. Mais les personnes dans le stade semblent combler les moments d'attente par des services de streaming (Apple, YouTube, Disney ou Netflix). Ils sont par ailleurs nombreux à consulter Ring, une application de surveillance de son foyer.
Dans un article académique publié en 2020, des chercheurs ont essayé de comprendre comment 400 abonnés d'une franchise NBA consultaient leurs smartphones pendant un match. L'usage des médias sociaux reste globalement répandu (29% des abonnés consultent au moins une fois Twitter et Facebook, 27% consultent au moins une fois Instagram et Snapchat), même s'ils sont 53 % à relever au moins une fois leurs e-mails! Selon les auteurs:
Les stades connectés doivent également permettre de convaincre un nouveau public plus jeune et plus familial d'assister à des rencontres sportives, y compris en Europe. En 2017, Javier Tebas, le président de la Liga espagnole de football expliquait ainsi:
Ces usages étant de plus en plus ancrés, les promoteurs de spectacle sportif y voient également depuis des années une opportunité pour lutter contre la concurrence de la télévision. Pour Roger Goodell, le commissaire de la NFL, «l'expérience du téléspectateur à la maison est exceptionnelle, et c'est dorénavant une concurrence que nous devons surmonter en nous assurant de créer le même genre d'environnement dans nos stades en permettant l'accès à la même technologie».
Au-delà des possibilités de partage, le smartphone intègre aussi le spectacle. En effet, des start-up conçoivent des chorégraphies lumineuses grâce à la lumière du téléphone ou animent le stade par la réalité augmentée, à l'image du corbeau géant (virtuel) qui survole la pelouse de la franchise de football américain des Ravens de Baltimore.
Soucieux de satisfaire les aspirations digitales des publics, les exploitants de stade intègrent donc les innovations technologiques successives - plutôt que de freiner les usages. En France, l'Orange Vélodrome de Marseille est devenu en 2019 le premier stade européen à intégrer la 5G et à mettre en place un programme d'accompagnement de start-up pour repenser l'expérience du fan.
Aux Etats-Unis en 2020, le géant du numérique Microsoft s'est engagé auprès de la NBA à créer, selon Chris Benyarko, vice-président exécutif de la ligue, «une nouvelle plate-forme qui rassemble toutes les choses qui composent la vie d'un fan de la NBA - qu'il s'agisse de regarder des matchs, d'acheter un billet, de participer à des ligues Fantasy ou d'acheter des produits. L'un de nos principaux domaines d'intérêt sera d'innover et de repenser la façon dont nous présentons les matchs. L'objectif principal reste de tirer parti de la technologie au mieux pour approfondir ces expériences et les rendre plus attrayantes».
Le concurrent de Microsoft, Apple, vient lui de lancer début 2023 un casque de réalité mixte qui pourrait modifier la façon dont on regarde du sport. La question n'est donc plus tant de savoir s'il faut ou non sortir son smartphone au stade, mais quel appareil pourrait à terme le remplacer - voire permettre de « vivre » une expérience au stade sans avoir à se déplacer.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original