«J'avais l'impression de revivre le Tour 2020», lâche Sepp Kuss. Ce 19 juillet 2020, Tadej Pogacar a déclassé Primoz Roglic sur le «chrono» de la Planche des Belles Filles. Une image, restée mythique, du leader des Jumbo-Visma, a fait le tour de la planète cycliste: un regard hagard, un teint livide et un casque de travers.
Cette plaie ne cicatrisera sûrement jamais. Mais la même année, Roglic a arraché le Tour d'Espagne aux forceps. 2020 est en fait une parabole de la carrière du Slovène. Et 2023 l'est encore plus, surtout ce Tour d'Italie: sa victoire éclatante lors du dernier contre-la-montre, ultime montée de cette édition, forgera la légende de l'écorché magnifique. Un terrible col qui sonne comme une revanche, ni plus ni moins.
On ne cessait de parler de la poisse du Slovène, de ses ennuis à répétition alors qu'il touchait au but. Ce 27 mai 2023, au moment précis du saut de chaîne, Roglic semblait maudit. Pas assez pour le faire plonger, pas assez pour l'écoeurer de ses chutes, de ses déconvenues. «J'ai remis la chaîne et je suis reparti», a-t-il expliqué au micro des journalistes.
Réponse froide et clinique, comme sur le vélo. Il en fallait plus pour le faire dérailler. Car la résilience semble couler dans ses veines; on l'avait laissé à la Vuelta 2022 le bras et les genoux en sang, péniblement assis sur sa selle et poussé par l'un de ses coéquipiers. Une douleur ressentie par tous les amoureux du vélo. Et certains parlaient (déjà) d'un déclin, d'une carrière qui était derrière lui, relégué au second plan par Jonas Vingegaard, le vainqueur du Tour 2022. On parlait même d'exil, de transfert chez les Ineos-Grenadiers et «Rogla» sentait l'ombre grandissante du héros danois. De numéro un à numéro deux, son règne flairait le révolu chez Jumbo-Visma. Mais un champion est difficile à brûler, surtout quand il est fait d'un bois slovène.
Depuis le début de saison 2023, le succès est complet. Sur les trois courses par étape auxquelles il a participé, Roglic n'a laissé que des miettes à ses adversaires: trois victoires au général de Tirreno-Adriatico, du Tour de Catalogne et maintenant du Giro. Pas mal pour un cycliste souvent décrié, sans panache, qualifié de «sprinter des montagnes» par de nombreux suiveurs.
Cruel est le sport, sempiternelle est la dégringolade, plus grand est le Graal. Roglic répond. Il en a surtout bavé (au propre comme au figuré). C'est son garde du corps Sepp Kuss qui en parle le mieux:
Poursuivi par la déveine, il réussit à la prendre parfois par surprise, en lui échappant quand elle veut bien lui laisser du champ. Puisque ce Giro n'a pas été de tout repos, comme ces «boîtes» sur le bitume détrempé et glissant, comme cette défaite à plate couture face à l'ogre Remco Evenepoel dès les premiers coups de pédale. On voyait les titres de presse fleurir: «C'est grave docteur».
Roglic ne s'est jamais montré inquiet, rappelant qu'il fallait «encore courir 20 étapes» après un premier contre-la-montre timide. Pendant que les autres tombaient, lui a bravé le froid et le Covid. Il a attendu patiemment son heure, à l'expérience, se remémorant les nombreuses photographies du passé qui ont fait de «Rogla» l'un des cyclistes les plus étonnants de ces dernières années.
Clinique, on vous dit; trop de chutes, trop de sacrifices pour perdre sur un malheureux saut de chaîne alors qu'il volait, le sauteur à ski qui s'est brûlé les ailes en 2007. Il lui fallait rester sur Terre, gravir les cimes au lieu de les survoler.
Roglic est arrivé la bave au menton, comme en 2020, mais le regard vide trois ans plus tôt a laissé place à un regard habité. Les jambes ont tourné comme des hélices sur ce Monte Lussari (7,6 km à 11,2% et de nombreux pics au-delà des 20%) et Geraint Thomas a implosé, abdiqué. Une montée horrible, intense, comme cet éblouissement bref, cet émerveillement spontané pour un individu hors du commun: Primoz Roglic se relève toujours. Un exemple.