Les lunettes de travers, le cuissard déchiré, le sang qui coule. Primoz Roglic a goûté au bitume ibérique brûlant juste avant de franchir la ligne, groggy, poussé par son équipier Mike Teunissen. Le Slovène avait fait «sauter» le peloton, réussi à décrocher Remco Evenepoel à 2,4 kilomètres de l'arrivée. En puncheur, à la pédale, il a provoqué la sélection pour enfin se vautrer à quelques hectomètres de la ligne, de manière incompréhensible.
Réminiscence d'une image qui a fait le tour du monde, qui a marqué les suiveurs: Roglic abdiquant, le casque (encore) de travers, le visage creusé et le teint livide sur le Tour de France 2021. Battu par son compatriote Tadej Pogacar dans le dernier contre la montre, la veille des Champs-Elysées, Roglic a été crucifié alors qu'il maîtrisait son sujet de main de maître. Déjà là, la malédiction opérait; déjà là, Roglic bâtissait sa réputation de perdant magnifique; déjà à l'origine, son arrivée fracassante dans le cyclisme est liée à un malheureux accident – «Rogla» abandonnait une prometteuse carrière sur les tremplins de saut à ski, dégoûté et cabossé par une violente chute survenue le 15 mars 2007. L'homme s'est relevé.
En 2019, sur le Giro, la poisse lui a fait perdre une vie en rose. Une somme de situations défavorables, comme cette chute dans une descente de la quinzième étape, le maillot rose et ses premiers lauriers sur un grand tour lui disant «arrivederci». Le guerrier slovène repart à la bataille et claque un podium au final. Il sera récompensé un peu plus tard dans l'année et remportera sa première Vuelta, malgré des chutes.
Arrive 2020, et ce Critérium du Dauphiné qu'il maîtrisait avant de tomber et quitter l'épreuve. D'autres souvenirs encore frais nous reviennent, comme ce Paris-Nice 2021: une ultime étape avec le tricot de leader catastrophique pour le valeureux Slovène, une nouvelle fois la cuisse ensanglantée et la course qui lui glisse entre les doigts. Cette même année, sa quête du Tour de France est freinée une nouvelle fois par une chute, avant qu'il ne jette l'éponge.
En 2022, il débarque au Danemark teigneux, revanchard. Il retrouve le costume de favori, mais la Grande Boucle n'est pas facile à dompter: cette édition est un pavé dans la mare, un trou noir avec une énième chute à Arenberg. L'épaule est meurtrie (remise à l'aide d'une chaise de camping) et les fesses par terre. Son grand objectif s'envole.
Le dur au mal de Trbovlje est maudit et se retrouve comme subsumé dans une malédiction tenace. Ecorché, il garde néanmoins son sens du sacrifice pour faire briller Jonas Vingegaard, son coéquipier et lauréat du Tour 2022.
Le bougre n'est pas connu pour être le plus adroit sur le vélo, c'est un fait, mais il est de cette trempe de coursier qui se sacrifie corps et âme. Roglic est un poissard, mais il a l'art de rebondir. Touché mais pas coulé, il est souvent remonté sur son vélo pour claquer des titres, des classiques, pour laver l'affront. Liège-Bastogne-Liège ou le titre olympique sur le chrono, deux victoires qui prouvent sa faculté à se relever.
Cette fois-ci, le corps a dit stop, l'esprit flagellé, la motivation décimée. Cette seizième étape du Tour d'Espagne rappelle qu'il est souvent proche du but, mais les dieux du sport lui refusent la grâce et la gloire.
Cette chute est symptomatique d'une carrière faite d'hardiesse, et souvent freinée par la malchance. Sa bravoure sur le porte-bagage, la carrière de Roglic est un album photos, où l'audace et la souffrance brossent la trajectoire d'un sportif qui aura, et même sur le tard, marqué son sport.
Cette terrible déconvenue sur cette Vuelta 2022 assoit un peu plus l'importance d'un coureur tel que lui dans le peloton international. Sans lui, la dramaturgie serait cantonnée à de la figuration; sans lui, le tatouage sur le bras de Stan Wawrinka (une phrase de l'écrivain irlandais Samuel Beckett) n'aurait pas de sens: «Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better.» (En français: «Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux.»
Roglic, c'est ça: un cycliste qui dégaine à la déveine tenace. Et si ses détracteurs peuvent lui reprocher sa technique hasardeuse sur la machine, moins outillé que son jeune rival et compatriote Pogacar, par exemple, il pédale au panache et se sort les tripes même si la forme n'est pas optimale. L'ancien sauteur à ski est l'un des grands cyclistes de sa génération, généreux et aérien. «Rogla» reviendra.