Incapables de lever le nez de l'écran. Incapables de rester concentrés plus de dix minutes. Incapables de citer le score d'un match qui ne les concerne pas. Incapables de résister à des «chill» de garçons faciles. Dans la doxa du football moderne, la nouvelle génération est souvent perçue de cette façon: une bande d'incapables.
Etrangement, ou non, cette génération bat des records de précocité. Pour n'en citer que quelques-uns:
Plus étrange encore, le décalage entre ces profils ambitieux, ouvertement carriéristes, et les positions désintéressées de la société progressiste dont ils sont issus. Gavi, Bellingham ou Kolo Muani appartiennent à une génération qui valorise volontiers ses faiblesses et son droit à la paresse. Pas eux.
Biberonnés aux incantations publicitaires d'une certaine master-godasse sportive («just do it», «impossible is nothing»), ils ont développé une volonté puissante (force de travail, force de conviction, force de caractère); une volonté peut-être jamais vue dans l'histoire du football; jamais de manière aussi généralisée et auto-portée.
Gavi, Bellingham, Kolo Muani: la pression leur glisse dessus. Leur ambition est sans limite. Leur âge n'est jamais une excuse. Leur évolution est réfléchie. Les qualités qu'ils acquièrent par la connaissance et la maîtrise s'expriment dans un relâchement qu'aucune pensée parasitaire, aucune intervention tierce, ne parvient à troubler. C'est la grande victoire de cette génération: elle réussit le délicat amalgame du jeu et de l'enjeu. De la conscience professionnelle et des instincts joueurs. De l'acquis et de l'inné. De l'apport extérieur et de la confiance en soi.
On a coutume de dire que cette génération a «tout à portée de main» et ce n'est pas le moindre de ses mérites que de savoir en profiter, de ne dédaigner aucun outil ni privilège. L'exigence est élevée là où les possibilités semblent infinies.
Après onze matchs sans marquer, Loïs Openda, 23 ans, n'a pas attendu le fameux «déclic psychologique». Il a engagé à ses frais un spécialiste belge des neurosciences, Siebe Hannosset, pour renouer avec une forme d'insouciance. «Il lui faut retrouver ses sensations primaires comme la joie, le plaisir ressenti quand il était jeune et évoluait dans la rue avec ses copains», explique le médecin belge dans L'Equipe. Ce plaisir inclut le travail dans ce qui n'est plus ici un métier, mais un état d'esprit. «On parle de nutrition, de sensations à la maison, d'exercices à faire avant et après la compétition», décrypte encore Siebe Hannosset.
Leurs aînés étaient souvent décrits comme des assistés, eux comme des décérébrés. La réalité est, comme souvent, bien plus nuancée. Là où les anciens étaient soumis à une autorité supérieure, celle de l'entraîneur éminent, les jeunes jouissent de libertés et de moyens beaucoup plus vastes, qu'ils mettent à profit pour s'émanciper.
La plupart deviennent des patrons de PME après quelques années de professionnalisme. En marge de leurs obligations contractuelles, ils emploient des cuisiniers, coachs, physios, conseillers, dans une quête obsessionnelle de gains marginaux. Ils imposent un nouveau modèle d'auto-entreprenariat basé sur l'optimisation des compétences. Certains s'épuisent ou se lassent. Les autres deviennent toujours plus forts, plus évolués, plus matures.
Leur démarche est résolument tournée vers la réussite, et bien sûr qu'ils en possèdent tous les attributs: la frime, le parking, une bonne «beauf» routine de jeune aristo façon disco-bimbo-Lambo. Ils présentent encore tous les symptômes du succès rapide, des délires paranoïaques aux blessures narcissiques. Néanmoins: quelle époque a fourni simultanément autant de talents précoces, des leaders (Bellingham, Saka, Kvaratskhelia) et des talismans (Mbappé, Haaland, Vinicius, Musiala) dans de grandes enseignes européennes?
Ces phénomènes sont certes le résultat d'une formation plus pointue, d'une éducation complète et d'un cursus classique. Mais ce n'est pas vrai partout et ce ne fut jamais un avantage concurrentiel évident (Pelé, Maradona, Ronaldo). L'initiative personnelle reste une vertu cardinale du football moderne.
La particularité de la jeune génération tient à sa culture, notamment sa culture du travail, et les courants d'influence qui la propagent. Jusque dans les villes romandes, des enfants de 11 à 14 ans s'entraînent seuls, à partir de conseils sur TikTok ou de tutos sur Youtube. Ils possèdent leurs propres instruments d'apprentissage. Ils s'approprient toute la rhétorique psychotonique des rappeurs autodidactes: «croire en soi», «vivre ses rêves», «ne se fixer aucune limite». Ils suivent une discipline stricte: boire de l'eau, faire du gainage, dépasser la peur. Ils se devinent un destin de prophétie auto-réalisatrice: «J'ai tout pour devenir pro.»
La grande interview de Randal Kolo Muani, le 22 mars 2023 dans L'Equipe, dit énormément de cette génération. Elle témoigne d'une assurance qui peut passer pour de l'arrogance, mais qui dissimule - peut-être même à dessein - une haute conscience des risques et des aléas d'une carrière: «Je suis là, je mérite ma place (...), mais je suis encore le petit nouveau», déclare l'attaquant après sa troisième convocation en équipe de France.
Kolo Muani est resté célèbre pour son occasion «manquée» à la 123e minute du match France-Argentine, en finale de la Coupe du monde. Une occasion de marquer le but de la victoire, plus encore l'Histoire.
Dans cette interview, l'attaquant avoue qu'il n'a toujours pas accepté. «Je peux regarder l'action trois ou quatre fois d'affilée.» Ressasse-t-il? Déprime-t-il? Absolument pas. «Je suis très léger avec tout ça. Cette action me donne envie de travailler devant le but. Ça va me donner le courage d'avancer (réd: vers le gardien) pour la mettre au fond la prochaine fois.»
André-Pierre Gignac, qui a vécu une situation analogue en finale de l'Euro 2016, l'a regrettée amèrement pendant des années, selon nos confrères français. Kolo Muani semble davantage tourné vers l'analyse: «Je bosse et je pense que je suis en train de progresser.» Sur quoi bosse-t-il exactement? «Quand je suis face au gardien, je me calme un peu plus. Même si c'est une demi-seconde, tranquille, on garde son calme. Ce temps-là, qui va très vite, te permet d'analyser les choses autour de toi et de faire le bon choix.»
Kolo-Muani réfute toute comparaison avec quiconque, et davantage encore avec Gignac: «Après, c'est moi, c'est ma mentalité. Moi, je veux tout casser. Je suis tombé ce soir-là, mais je vais me relever et je vais réussir la prochaine étape. C'est une force.» C'est même une autre grande force de la génération TikTok: passer rapidement à la suite. En bon français: scroller.