Il est l'homme fort de Toulouse, son éminence grise, mais personne ne le connaît. Personne n'en a entendu parler ou, au mieux, le confond avec une marque de manteau. Brendan MacFarlane, c'est son nom, dirige la cellule de recrutement du TFC depuis deux ans, alors qu'il en a tout juste 27. Il a obtenu de brillants résultats; si bons qu'il vient de décrocher un poste de cadre à Manchester City, très exactement «directeur du recrutement régional».
Cet Ecossais bon teint est hautement symbolique de la digitalisation du football moderne: il n'a aucun passé de joueur, aucune expérience de terrain, juste quelques articles pour «Get French Football News». Ce garçon est un matheux. Accessoirement diplômé en lettres à l'université de St Andrews.
En quelques mois, Brendan MacFarlane a conçu une équipe à partir d'un projet de jeu donné, auquel il a adossé les profils correspondants et les complémentarités idoines - en théorie. Pour résumer de manière un brin caricaturale, il a recréé le TFC sur ordinateur.
Fraîchement promue en Ligue 1, «son» équipe a remporté la Coupe de France en écrasant Nantes 5-1, samedi dernier, sans aucun joueur français sur la pelouse. La plupart des étrangers qui composent l'effectif sont de parfaits inconnus, ils ont grandi dans des ligues de sous-préfecture où, souvent, ils n'ont suscité l'admiration que de leur propre mère. Tous repérés par un logiciel.
Exemple: le Valaisan Vincent Sierro. Mais aussi Stijn Spierings, Brecht Dejaegere, Rhys Healey. Ce dernier fut arraché à Milton Keynes Dons, en troisième division anglaise, pour un demi million d'euros, sur la base d'analyses statistiques. Il en vaut dix fois plus aujourd'hui.
Aujourd'hui, tous les clubs recourent à l'analyse statistique. Mais contrairement à une idée reçue, la data n'est pas l'arme du pauvre pour recruter malin, quand on n'a pas de quoi payer un scout ou un billet d'avion. «Il faut beaucoup de moyens pour mettre en place de telles structures», relève Marco Degennaro, directeur exécutif d'Yverdon Sport (après avoir occupé la même fonction au FC Sion).
Quand il était directeur sportif de Lausanne, Pablo Iglesias collaborait avec la cellule de recrutement d'Ineos, basée à Nice. Il décrit «des dizaines de geeks enfermés dans une salle pour compulser des données. Ils engagent certains joueurs presque exclusivement sur data. Je suis peut-être vieux jeu mais avant de signer un renfort, j’ai besoin de le voir.»
Le propriétaire de Brighton, Tony Bloom, semble penser le contraire. Diplômé en mathématiques, cet autodidacte a fait fortune dans le poker et les paris sportifs, en créant ses propres méthodes de calcul. «J’ai compris qu’avec des algorithmes complexes, je pouvais réduire la part de hasard et extraire des probabilités relativement fiables sur chaque événement sportif, explique Tony Bloom au Times. Nous utilisons exactement la même méthode pour le recrutement de nos joueurs: étude de profil, analyse de performance, évaluation des probabilités. Nous en suivons des centaines dans le monde.»
Bloom a racheté le club (dont son grand-père fut vice-président) alors qu'il évoluait en D3 et n'avait pas de stade. Treize ans plus tard, Brighton est la hype du football européen. Il est cité en exemple pour la richesse de son effectif et la finesse de son jeu offensif, avec les moyens limités d'un petit club de province. Quand l'entraîneur Roberto de Zerbi a laissé quatre titulaires au repos, samedi dernier, face à Wolverhampton, il a gagné 6-0 avec d'autres joueurs sortis de nulle part. Des recrues sans référence (Enciso, Undav) ou presque (Welbeck).
Brighton a commencé par définir une identité de jeu, dont a découlé le type d'entraîneur et le profil des joueurs. Son armée de recruteurs est composée de 200 jeunes geeks. Son histoire est un conte de fée 2.0.
Sauf que l'agent de joueur international Lorenzo Falbo n'y croit pas... «Tony Bloom a bâti sa réputation sur la data. Il a tout intérêt à entretenir cette légende. Quand je lis que Brighton a engagé Enciso (réd: un attaquant paraguayen de 19 ans) sans jamais le visionner, uniquement sur data, j'ose dire que c'est du pipeau.»
Lorenzo Falbo apporte un exemple concret: «Un club espagnol m'avait mandaté pour recruter Leandro Trossard à Genk. J'y suis allé plusieurs fois. Dans les tribunes, à côté de moi, il y avait les recruteurs de Brighton... Ils ont fini par convaincre le joueur, je ne sais pas avec quels arguments mais, croyez-moi, ils ne l'ont pas engagé sur data.»
L'agent de joueurs donne également des cours au SAWI. Il ne nie pas l'importance de la data et l'enseigne à ses élèves: «Les logiciels permettent de ratisser large, de scanner des dizaines de championnats et des milliers de joueurs dans le monde entier. A partir de cette base, les clubs opèrent une première sélection et envoient leurs scouts. C'est une avancée considérable. Il y a 20 ans, j'ai commencé dans le métier en achetant des DVD et en faisant des compils.»
Mais Lorenzo Falbo refuse de croire au miracle: «La data ne dit pas tout. Elle ne donne aucune indication sur la qualité des kilomètres parcourus (utiles ou inutiles?) ou sur les déplacements sans ballon, entres autres éléments essentiels. De même, une masse d'informations ne sert strictement à rien si on ne sait pas la lire. Le niveau de précisons, s'il devient extrême, peut même fausser le jugement, avec le risque d'aller trop loin dans le détail et de passer à côté d'un talent.»
Marco Degennaro insiste sur ce point: «La data apporte des résultats. C'est évident et ça se voit. Mais elle ne nous dit rien de l'homme derrière les données. Je suis peut-être de la vieille école mais avant de travailler avec une personne, j'ai besoin de la rencontrer. Trop de facteurs humains peuvent se cacher derrière un tableau excel. Malgré la pléthore d'informations disponibles, le rendez-vous final reste primordial.»
Réputé pour la perspicacité de son recrutement, Yverdon travaille en réseaux. «Nos avons des scouts dans différentes régions du monde, des scouts que nous ne salarions pas mais que nous rétribuons à la commission. Avec le temps, nous avons tissé une belle relation de confiance, même si des erreurs de jugement restent possibles. D'ailleurs, dans le football, gagner consiste souvent à commettre moins d'erreurs que les autres», rit Marco Degennaro.
«Toulouse, Brighton, c'est bien... Mais on ne parle pas non plus des champions de France et d'Angleterre, ironise Lorenzo Falbo. Je ne crois pas une seule seconde que des clubs engagent un joueur sans le voir. Comme je ne crois pas une seule seconde que la data remplacera l'intuition et l'oeil.»
Cette réflexion s'inscrit dans un débat de société plus large sur l'émergence d'une intelligence artificielle supposément supérieure, les qualités qu'elle surpasse et les compétences qu'elle menace, en l'occurence la plus-value d'un dénicheur de talents dans le football.
«Tous ces systèmes permettent à tout le monde d'observer tout le monde, partout dans le monde, résume à l'AFP le coordinateur du scouting à l'AS Rome, Francesco Vallone. La data augmente la concurrence entre les clubs et nous oblige à avoir la meilleure organisation possible pour arriver les premiers sur un joueur. Mais ensuite, comme toujours et comme dans tous les domaines, c'est le savoir-faire qui fait la différence.»