Dans un deuxième tour de table, le Qatar a déposé une offre de 5,7 milliards de dollars auprès de la famille Glazer, propriétaire de Manchester United. Ce montant est d'une ampleur inédite. Il se dit pourtant que les Glazer sont déçus et que, sans une meilleure offre, ils pourraient renoncer à la vente. Tout annuler: un coup de bluff assez classique pour piquer l'amour-propre des «petits» joueurs.
Les Qataris sont des paniers-percés, mais ils ne sont pas idiots: ils savent qu'aucun club de football, même vénérable et séculaire (1878), ne peut raisonnablement prétendre à une telle valorisation. A ce jour, le record absolu est détenu par Chelsea, cédé à un groupe d'investisseurs américains pour 5,26 milliards de dollars; mais cette transaction mélange allègrement les sentiments et les affaires, sinon la frénésie désormais notoire de Todd Boehly, actionnaire majoritaire, chairman et directeur sportif ad interim des Blues - même Svoboda n'aurait pas osé.
Selon la presse financière, Manchester United ne sera pas cédé à moins de 6,5 milliards de dollars. Personne ne connaît formellement l'identité des acquéreurs, encore moins la structure de leur offre. Mais ils sont trois, aujourd’hui, à exprimer publiquement leur intérêt.
Dans un exercice de vulgarisation relativement simple, le Financial Times calcule le prix de Manchester United sur une base rationnelle. Il distingue tout d'abord la valeur boursière de la valeur comptable. Dans les deux cas, le résultat est assez surprenant...
Côté à la bourse de New York, Manchester United présente une capitalisation de 3,8 milliards de dollars (état au jeudi 30 mars à l'ouverture). En y ajoutant la dette (670 millions), on obtient la valeur d'entreprise, soit 4,5 milliards de dollars. C'est le juste prix de ManU sur le marché libre.
Or les investisseurs n'en semblent pas convaincus: depuis la seconde offre qatarie (mais aussi depuis le calcul du Financial Times...), l'action Manchester United a perdu brusquement 10% de sa valeur, avant de rebondir en fin de semaine dernière.
En règle générale, une offre de rachat influe directement sur le cours d'une action. Exemple type avec Credit Suisse dont l'action oscille invariablement autour de 76 centimes depuis qu'UBS l'a valorisée à ce niveau dans sa transaction. Ce n'est pas le cas de l'action Manchester United qui, après plusieurs mois de rumeurs et de négociations, reste très en deçà des valorisations relayées dans la presse (de 30% à 40% selon les fluctuations de cours).
En étudiant la croissance de l'activité et des résultats, le Financial Times obtient une valeur comptable de 1,6 milliard de dollars. Ce serait le juste prix de Manchester United s'il était une entreprise normale, dans une économie banale.
Le FT est le premier à arguer que de nombreux critères subjectifs interfèrent dans le raisonnement financier, «mais rien ne justifie une cession à des montants aussi élevés», sinon le goût de l'aventure. Un banquier genevois nous rappelle également que, selon les normes en vigueur, une société se négocie à 6 ou 7 fois le montant de son dernier bénéfice pour une activité stable, de 15 à 100 fois (voire davantage) si cette société présente un fort potentiel de croissance, notamment dans les secteurs en vogue de la biotechnologie et de l'intelligence artificielle.
Sachant que Manchester United a bouclé l'exercice 2021-2022 sur une perte de 116 millions de dollars, et partant du principe qu'il n'est pas une jeune start-up, sa valeur comptable est ici de zéro. Elle peut atteindre jusqu'à 1,8 milliard de dollars avec une extrapolation des bénéfices, à partir d'hypothèses plausibles (rachat de la dette par le nouvel actionnaire, meilleure gestion de la masse salariale grevée en 2021-2022 par le salaire de Ronaldo et plusieurs indemnités de licenciement).
1,8 milliard de dollars, c'est une estimation généreuse. Mais c'est encore trois fois moins que le prix de vente officieux.
Dans sa chronique sur Zonebourse.com, Anthony Bondain suggère que pour la famille Glazer, afficher un prix élevé est un moyen de «tester le marché ou de dissuader les gueux qui étaient prêts à proposer moins». Mais le spécialiste concède volontiers que, «au-delà de l'analyse financière pure», des éléments moins rationnels «entrent en ligne de compte dans la valorisation d'une société».
Ces éléments, pour Manchester United, ne manquent pas: ils mêlent le prestige et le rayonnement international de la marque, sa solide base d'adhérents, la croissance de son domaine d'activité (le football) sur un marché extrêmement porteur (la Premier League, le championnat le plus regardé au monde pour 3,5 milliards de droits TV annuels).
Zonebourse estime qu'à cet égard, un vieux club de football est comparable aux grandes enseignes du luxe, avec des valeurs ajoutées éminemment subjectives fondées sur l’émotion et l’ancienneté. Pour autant, les acheteurs font «rarement l'affaire de leur vie».
La rentabilité d'un club, s'il en est, reste soumise aux formidables fluctuations du résultat sportif et de son principal actif, le capital-joueurs, souvent considéré comme une valeur patrimoniale alors que la moindre blessure ou fin de contrat peut réduire cette même valeur à néant.
Les Qataris ne sont pas plus idiots que les pétrogaziers britanniques ou les opérateurs téléphoniques finlandais. Poliment dit, ils savent que leur offre est décorrélée d'une certaine réalité comptable. Crûment dit, ils ont bien d'autres choses en tête que de gagner des milliards et des matchs - toutes ces choses qui ont de la valeur, mais pas de prix.