Un labrador noir sort de sous les sièges. Une fois de plus, Alf est tiré de son sommeil profond par le bruit de la patinoire. Après avoir jeté un coup d'œil à sa propriétaire, Janine Mauchle, le chien sait que le HC Davos vient de marquer. Il remue la queue et fait la fête à sa maîtresse. Comme elle, il est fan du club de hockey sur glace grison.
La journée du duo a commencé à Wallisellen, dans le canton de Zurich. C'est là que Janine Mauchle, 49 ans, habite depuis de nombreuses années. Cette quadra doit composer avec un lourd handicap: elle est presque entièrement aveugle. Elle ne voit plus rien de l'œil droit et seulement 9,5% du gauche. La Zurichoise distingue les tons clairs et foncés, mais tout le reste est flou.
C'est pourquoi elle a besoin d'Alf. Ce labrador noir aux yeux de biche est son chien guide d'aveugle. Il a cinq ans et est entré dans la vie de Janine Mauchle il y a deux ans. Avant d'arriver dans la banlieue zurichoise, Alf a été formé à Allschwil (BL), qui abrite l'école suisse pour chiens guides d'aveugles.
Encore chiot, le labrador y est venu à l'âge de dix semaines pour apprendre les bases de l'éducation canine. Plus tard, il a été formé pendant onze mois. Finalement, il a dû passer un examen avec sa future propriétaire.
Cet examen comprend divers itinéraires sur le lieu de résidence du maître, que ce dernier et le chien doivent parcourir ensemble sous la surveillance d'un expert de l'assurance-invalidité. Janine Mauchle et Alf ont ainsi fonctionné en équipe: elle donnait la direction, son compagnon à quatre pattes la menait à bon port en évitant les obstacles. A Wallisellen, petite ville de 15 000 habitants, le labrador connaît certains chemins par cœur. Il l'a d'ailleurs démontré durant l'examen, qu'il a réussi avec brio.
Ce dimanche 4 février, arrivés à la gare de Wallisellen, Janine Mauchle et Alf se dirigent vers la voie quatre. Elle tient son chien de la main gauche et sa canne de la droite. Pour monter dans le bon train, la Zurichoise doit se fier à son ouïe. Comme presque toujours. «Entrée du S8 en direction de Pfäffikon», annonce la célèbre voix des CFF, connue dans tout le pays.
La femme dit à son chien: «Porta!» (porte, en italien). Oui, les instructions sont données en italien. La raison? Cette langue est plus facile à comprendre pour les chiens, car elle comporte davantage de voyelles que le suisse-allemand. Au total, Alf est capable de reconnaître 30 instructions.
Le labrador conduit donc sa maîtresse à la porte du train. A l'intérieur, il la dirige vers le côté droit et s'arrête devant une rangée de sièges. Il signale ainsi qu'il y a de la place pour s'asseoir. Si les sièges de ce RER n'étaient pas relevés, il poserait sa tête dessus pour indiquer qu'ils sont libres.
A Thalwil (ZH), la meilleure amie de Janine, Claudia, attend le duo à la gare. Tous trois parcourent le reste du trajet jusqu'à Davos en voiture. Alf a ainsi droit à une heure et demie de pause, pendant que les deux femmes profitent de discuter.
L'un des sujets abordés? Les gilets de signalisation orange. Ils ne sont pas obligatoires pour les personnes malvoyantes, mais recommandés. Une fois, Janine Mauchle en portait un et on lui a demandé: «Excusez-moi, pouvez-vous me dire quand le chantier sera terminé?», raconte-t-elle en rigolant. Sur le moment, elle avait trouvé la confusion moins drôle. Mais la Zurichoise a, désormais, suffisamment de recul sur sa situation.
Le voyage passe vite, les deux femmes et le labrador arrivent vers midi dans le village des montagnes grisonnes. Là, ils partent d'abord en promenade. Le moment préféré d'Alf. «Maintenant, il peut vivre sa vie de chien», sourit Janine Mauchle. Oui, lorsqu'il ne porte ni son harnais ni son gilet bleu, Alf est libre. Le quadrupède apprécie ces instants de liberté, et peut-être encore plus la neige davosienne dans laquelle il se roule comme si c'était une mer de friandises.
La promenade à peine terminée, le travail recommence pour le labrador. Sa maîtresse l'habille du fameux gilet bleu et installe son harnais. Direction la patinoire. Janine Mauchle et son compagnon à quatre pattes pénètrent dans l'enceinte par une entrée séparée, qui aboutit dans la zone des joueurs visiteurs. Alf ne se laisse pas perturber par les derniers exercices d'échauffement de ces derniers. Il est focus sur sa mission.
Le siège de la Zurichoise se trouve dans la rangée la plus basse, à un mètre à peine du plexiglas. Malgré cette proximité, elle ne voit pas les hockeyeurs. Mais avec ses oreilles, elle peut reconnaître presque tout le monde. Car cette grande fan du HC Davos est capable de distinguer les joueurs locaux grâce aux bruits de leur patinage.
Dans l'autre sens, la lourdeur du défenseur Michael Fora permet aussi à Janine Mauchle de savoir quand le Tessinois d'origine est sur la glace.
Forcément, ne pas pouvoir voir le jeu est un handicap pour tout fan de hockey, et de sport en général. Pourtant, la quadragénaire met en avant, non sans humour, un avantage:
Janine Mauchle n'a pas vécu que des moments joyeux à la patinoire. Une fois, un fan des Zurich Lions a même porté plainte contre elle pour maltraitance animale. Pourtant, son chien dort profondément sous son siège pendant les matchs, à l'exception de quelques interruptions lors des célébrations de but.
Comme cette fervente des «jaune et bleu» ne voit pas grand-chose, il peut lui arriver d'applaudir la mauvaise équipe. Mais les fans autour d'elle le prennent généralement bien. Personne ne lui en veut non plus d'avoir applaudi Rapperswil ce dimanche après-midi.
Pendant la partie, elle claque l'éventail en papier sur sa hanche, comme des centaines d'autres supporters le font dans l'arène. Alf continue de dormir même avec ce tintamarre. Ce n'est qu'à la deuxième pause qu'il se réveille peu à peu. Et le labrador a une bonne raison: à ce moment, il reçoit toujours une friandise.
En plus des snacks pour son chien, la Zurichoise a toujours un Coca-Cola sur elle. Cette boisson l'aide lorsqu'elle est à nouveau prise d'une crise de panique. Cela s'est produit plusieurs fois ces dernières années, parce qu'elle avait du mal à évaluer la foule à cause de sa mauvaise vue. Mais depuis qu'Alf est à ses côtés et l'accompagne aux matchs, ces crises ne se produisent que rarement.
Tout à coup, peu avant la fin du match, Janine Mauchle demande à son amie Claudia: «C'est quoi, cette interruption?» Cette pause d'une minute dans le jeu lui semble longue. «C'est un temps mort», lui explique Claudia. Cet après-midi là, Davos s'imposera facilement 4-0. Janine est heureuse, tout comme Alf, qui secoue la queue.
Le trio quitte la patinoire. Le labrador les guide jusqu'au parking et ne fait qu'un bref arrêt lorsqu'il sent deux chiens policiers. Mais il ne se laisse pas déconcentrer pour autant. Il y a beaucoup de verglas, Alf ne peut pas en informer sa maîtresse. Le quadrupède ne peut pas non plus interpréter les couleurs des signaux lumineux. Du coup, c'est Claudia qui donne les instructions de direction au chien.
Son fort handicap visuel n'empêche pas Janine Mauchle d'assister à des matchs de hockey sur glace. Il ne l'empêche pas non plus de faire des randonnées en été, de nager dans le lac ou même de monter sur un stand-up paddle. La Zurichoise travaille à 50% dans une fondation pour personnes ayant des difficultés d'apprentissage, des handicaps ou d'autres problèmes. C'est certain: même si elle ne voit presque rien, cette femme profite à fond de sa vie.
Adaptation en français: Yoann Graber