Ils répétaient tous la même chose: «Le hockey à Vegas, ça ne marchera jamais.» Or Las Vegas est devenu cette nuit le nouveau fief de la Coupe Stanley. La plus jeune franchise à dominer la NHL, après seulement six saisons d'existence (pour déjà trois finales). La nouvelle capitale du hockey mondial. Le top, la hype, le King of the world. En résumé: jamais un nouveau club de hockey n'a aussi bien marché.
Si l'institution porte le nom des Golden Knights, littéralement les «Chevaliers d'or», ce n'est pas seulement pour devenir une attraction touristique de plus, coincée entre le cow-boy du Vegas Vic et les strip-teaseuses du Sapphire. Certes, la mascotte est un paladin de colifichet, avec toute une quincaillerie en acier chromé.
Certes encore, on est à Vegas et ici, rien ne pousse à l'ombre des grandes idées. Mais les Golden Knights sont d'abord et surtout un projet sportif. Un club de hockey sur glace. Un succès rapide fondé sur un réseau de compétences et une culture d'entreprise.
Le nom est une initiative du propriétaire, Bill Foley. L'homme vient de la finance, il est plus à l'aise avec les moyennes mobiles qu'avec les statistiques de plus/minus, mais il a le sens de la narration. Selon lui, Golden représente les chercheurs d’or du Nevada et Knights la quintessence de la classe guerrière.
Et ils le sont devenus...
Le propriétaire justifie la suppression du «Las» de Las Vegas par son esprit de synthèse («trois mots c'est assez, quatre c'est trop») et par son sens de l'hospitalité: «Quand on leur demande d'où ils viennent, les habitants ne répondent jamais "Las Vegas" mais "Vegas".» De la même façon que personne ne dit jamais Brive-la-Gaillarde ou Yverdon-les-Bains.
Bill Foley (78 ans) est l’un des hommes d’affaires les plus puissants des États-Unis. Après un détour par l’armée de l’air et un cabinet d'avocat, il a fait fortune dans la finance. Un Texan pure laine: ranch, bétail, gros chapeau et monstre hélico. Homme de peu de mots et désespoir des échotiers à jamais. Dès l'âge de 70 ans, Bill Foley a investi dans le sport, avec une approche tout aussi diversifiée que dans ses placements. Il détient notamment 40% du FC Lorient en Ligue 1- aucun rapport avec le hot-dog choucroute de Vegas.
Un peu paradoxalement, les Golden Knights ne doivent presque rien à l'argent de leur propriétaire, encore moins à un recrutement tape-à-l'oeil. Ce club n'est pas le PSG: il se fiche pas mal d'avoir des starlettes de hockey à exhiber aux touristes, dans une ville où de grands artistes se produisent tous les soirs en exclusivité. Les Golden Knights ont bâti leur succès sur des paramètres bassement sportifs, sur des valeurs assez conservatrices de complémentarité et d'engagement. En un mot (et il est un peu ringard:) sur le collectif.
Puisqu'ils pouvaient puiser des joueurs dans l'effectif de leurs concurrents (repêchage d'expansion), les Golden Knights ont privilégié deux types de profils: des talents qui avaient quelque chose à prouver (Karlsson, Marchessault, Theodore) et des vétérans que leur club avait mis au placard (Fleury, Perron et Engelland). Tous les joueurs recrutés par les Golden Knights en 2016 ont amélioré significativement leurs statistiques dès la première saison à Vegas.
Même progression rapide de la popularité: les Chevaliers d'or ont immédiatement conquis de nombreux habitants. Il y avait du monde à l'entraînement et pas seulement par curiosité, comme une immersion ethnique chez les gladiateurs du grand froid. Il y avait comme un frisson d'extase.
Bill Foley en fut assez surpris, même s'il avait acquis sa franchise (500 millions de dollars) en jurant ses grands dieux qu'il y avait un public de hockey dans ce fichu désert. «La première année, je pense que tout le monde a aimé cette équipe. Je ne sais pas s'ils aimaient le hockey, je ne sais pas s'ils connaissaient beaucoup le hockey. Mais ils aimaient cette équipe et ce que ces gars représentaient. Dès le premier jour.»
Avant le Covid, la toute nouvelle T-Mobile Arena (375 millions de dollars) était remplie à... 105,3% de sa capacité, c'est à dire qu'elle accueillait 18 000 personnes plutôt que les 17 500 autorisées, en bourrant les cages d'escalier et les coursives. La patinoire était évidemment pleine, mardi soir, pour la conquête du titre face au Florida Panthers (9-3). Mais il y avait autant de monde dehors, devant un écran vaguement géant. Il y avait des milliers de sans-billets massés dans la rue par 30 degrés à l'ombre.
Outside T-Mobile Arena. The moment Vegas won the cup. #VGK #UKnightTheRealm pic.twitter.com/dowU5xlqL7
— Bruno Giglio (@brunogiglio_) June 14, 2023
Le spectacle est sur la glace, d'abord, avec un hockey engagé et une débauche d'énergie étouffante, en mode warrior. Il l'est aussi avant les matchs avec un spectacle digne de Vegas, sono à fond et lasers plein la vue, acrobates, magiciens et autres hurluberlus.
Pendant les pauses, on passe du hard rock et on diffuse des extraits de film d'action, surtout des films de Schwarzenegger, tout ce qui peut éveiller la brutalité testostéronée du chevalier en lutte. Mais sinon, insistons, ce public ressemble à n'importe quel autre public de hockey. Des Suisses qui ont visité les lieux pendant la saison régulière témoignent d'un engouement de type européen, connaisseur, où l'on n'applaudit pas à contre-temps comme ailleurs.
C'est peut-être le succès le plus inattendu des Golden Knights: celui d'avoir attiré les habitants de Vegas en leur vendant du hockey en plein cagnard, en les convaincant de mettre une pièce sur un sport d'esquimaux, alors qu'il y avait déjà bien assez de jetons et même de faux-jetons dans cette ville.
C'est là aussi où nous nous méprenons parfois sur Vegas, comme nous l'expliquait Andre Agassi lorsque Longines nous avait offert la chance de l'interviewer chez lui, en 2016:
Andre Agassi expliquait encore que les résidents, les vrais, ne vont presque jamais sur le «Strip», où sont concentrés tous les casinos. «Nous avons notre vie, nos habitudes et nos restaurants, dans des zones préservées.» Et désormais un club de hockey dans la banlieue sud - le meilleur club du monde, construit sur un tas de poussière et de grandes idées.