Lorsque les journalistes de t-online l'ont rencontré pour une interview, Sepp Blatter, 86 ans, a d'abord semblé sur la défensive. Puis il s'est lâché et a eu des prises de position tranchées: sur la Coupe du monde controversée au Qatar, sur ses propres manquements, sur la situation dans le football. Et sur son successeur «adoré» Gianni Infantino.
Regardez-vous toujours le football ou, comme de nombreux fans, avez-vous perdu le plaisir?
SEPP BLATTER: Je ne regarde pas seulement le football, je vis à travers lui depuis toujours. J'étais déjà fasciné par ce sport quand j'étais petit, quand mon père jouait comme défenseur dans une petite équipe locale. En 1974, je suis entré à la Fifa où j'ai été engagé d'une simple poignée de main avec le président de l'époque, João Havelange. Jusqu'à ce que je sois plus ou moins poliment écarté de la Fifa en 2015, après 41 ans.
Comment avez-vous suivi la Coupe du monde controversée au Qatar?
Je l'ai suivie tous les jours. J'ai une sorte de stade chez moi, avec une très grosse télé. Une Coupe du Monde passionnante jusqu'au bout avec un résultat parfait. Les Argentins avaient un soutien divin avec le pape comme plus grand fan.
Il y a eu de nombreuses critiques sur l'attribution de la Coupe du monde au Qatar et sur la compétition en elle-même. Votre nom est revenu sans cesse parce que vous étiez président de la Fifa à l'époque. Quelle est votre part de responsabilité dans ce vote?
Ce n'était pas ma décision personnelle d'aller au Qatar. Après avoir décidé d'attribuer deux Coupes du monde en même temps en 2010, mon souhait était que le tournoi revienne en Europe en 2018 (réd: après l'Afrique du Sud en 2010 et le Brésil en 2014). Pour 2022, c'était donc au tour de l'Amérique du Nord. Il s'agissait d'un gentlemen's agreement, un accord non écrit, mais convenu avec le Comité exécutif de la Fifa. Une semaine avant le vote, l'un de nos membres, Michel Platini (réd: alors président de l'Uefa) a reçu une demande du président français Nicolas Sarkozy pour voter en faveur du Qatar, probablement pour des raisons économiques. C'est ce que lui et trois de ses partisans ont fait.
Résumons: les politiciens ont décidé de ce qui s'est passé dans le football à l'époque. Mais c'était une fraude, et c'était sous votre présidence.
L'allégation de corruption n'est venue qu'après coup. Tout ceci n'existait pas pour moi parce que je ne le savais pas et ne le voyais pas. J'étais déçu de ne pas pouvoir convaincre le Comité exécutif d'aller aux Etats-Unis avec la Coupe du monde. Pour moi, le Qatar était trop petit pour organiser une telle compétition. C'est le plus grand événement sportif au monde, il se classe plus haut que les Jeux olympiques. Ensuite, il y avait le climat au Qatar.
N'auriez-vous pas dû en tirer des conclusions?
Suite à ce vote, le Congrès de la Fifa a décidé, sous ma direction, que le Comité exécutif ne serait plus seul à désigner l'hôte de la Coupe du monde, mais que ce vote concernerait l'ensemble du Congrès (réd: l'assemblée des 211 fédérations nationales qui composent la Fifa). La décision était prise.
Le président de la Fifa était donc impuissant? C'est difficile à imaginer.
Il n'était pas impuissant, mais il devait soutenir la décision de son exécutif. Le préjugé contre moi est venu de l'intervention des Etats-Unis après qu'ils n'aient pas obtenu la Coupe du monde. Ils ont cherché à savoir qui blâmer à la Fifa, et ils ont trouvé Blatter. Quand il est apparu que de l'argent avait circulé avant le vote, j'ai été jugé directement. Fait intéressant, la présomption d'innocence ne s'est jamais appliquée à moi.
Vous avez déclaré à la ZDF, sur les allégations de corruption, que vous «n'avez pas détourné les yeux, mais que vous n'avez pas regardé non plus de trop près». N'auriez vous pas dû vous y pencher plus sérieusement?
Suis-je moralement responsable des membres que je n'ai même pas nommés moi-même?
Mais vous étiez le président de la Fifa.
J'étais l'entraîneur d'une équipe que je n'ai pas choisie.
Vous ne vous sentez donc pas responsable?
Personnellement, je vis selon les principes de mon père: je ne dépense que l'argent que j'ai gagné et je paie mes dettes. Il y a eu des tentatives pour prouver légalement que de l'argent avait circulé. Je ne peux pas en assumer la responsabilité.
Vous entendez par là que vous n'êtes pas responsable parce qu'il n'y a pas eu de preuves légales contre vous. Dans ce cas, comment évaluer rétrospectivement votre mandat de président de la Fifa?
Mon mandat devrait être jugé par ceux qui sont maintenant à la Fifa. A commencer par les joueurs, les clubs et les ligues. Cependant, ce dont je suis très fier, c'est que nous avons veillé, grâce à nos programmes de développement, à ce que le football soit désormais organisé dans le monde entier.
Et que regrettez-vous?
Nous avons essayé de protéger le football. Mais après s'être développé socialement et culturellement, ce sport a pris brusquement une énorme ampleur sur le plan économique. Surtout lorsque les chaînes de télévision du monde entier ont réalisé à quel point le football permettait de nombreuses émissions et possibilités. Parce que contrairement à une tragédie grecque, vous ne connaissez pas le résultat d'un match. Cet essor a rapporté beaucoup d'argent et de nombreux nouveaux sponsors au football. Mon prédécesseur João Havelange m'a dit: «Sepp, tu as créé un monstre.» Mais ce n'est pas un monstre. C'est la taille du football aujourd'hui.
Mais vous avez joué un rôle dans la création de ce monstre.
En réalité oui, mais je le vois différemment. Nous avons essayé de contrer cet essor, par exemple en introduisant un plafond salarial, c'est-à-dire le «salary cap» qui existe déjà dans le sport américain. Malheureusement, nous n'avons pas réussi à le faire, tout comme nous n'avons pas pu introduire la règle du «six plus cinq», soit l'obligation d'aligner six joueurs locaux et seulement cinq étrangers au coup d'envoi. Cette mesure devait assurer un meilleur équilibre au sein des ligues. Mais les politiciens de l'UE s'y sont opposés parce qu'elle aurait violé le droit sur la libre circulation des travailleurs.
Et quelle critique formuleriez-vous à la Fifa actuelle?
Je n'aime pas l'arbitrage. Avec l'introduction de la vidéo, le rôle réel de l'arbitre s'est considérablement restreint. Je déplore aussi ce développement technologique car il n'est accessible qu'à 1% de la planète, ce qui crée une société à deux vitesses. Sinon, la multiplication des compétitions de clubs et d'équipes nationales n'est pas saine non plus. Le football prend de plus en plus de place, ce qui provoque des décalages avec les autres sports. Il y a aussi des changements dans la gestion du personnel à la FIFA.
Que voulez-vous dire?
Un exemple: tant que je contribuais à organiser les Coupes du monde, le personnel était correctement équipé et logé dans des hôtels. Au Qatar, on a placé les collaborateurs de la Fifa dans des logements de seconde catégorie, où chaque chambre n'avait pas sa propre douche. On les a traité comme des gens de classe inférieure. Ces gens n'avaient même pas de costume Fifa, mais un survêtement Adidas.
Le personnel de la Fifa est mécontent, dites-vous. Vous avez donc toujours des contacts étroits dans «la maison»?
Oui, bien sûr.
Vous demande-t-on souvent votre avis?
Oui, sur le football. Je ne parle pas d'autres sujets ni de mes contacts.
Comment jugez-vous le travail de votre successeur Gianni Infantino?
Tout est question d'argent pour lui, et il veut en gagner de plus en plus. Mais le football n'est pas qu'une question d'argent. Lorsque vous êtes au sommet, vous devez également garder un œil sur d'autres choses. Les employés de la Fifa ont récemment rapporté qu'Infantino est rarement vu à Zurich, qu'il ne veut pas leur parler, encore moins monter dans le même ascenseur. Son prédécesseur, c'est-à-dire moi, l'aurait fait. Mais Infantino ne parle qu'aux chefs d'Etat.
Vous ne cachez pas votre aversion pour Infantino. Est-ce une querelle personnelle?
Infantino est juste une personne irrespectueuse. Il se comporte envers la Fifa, en tant qu'institution, et aussi envers celui qui la dirigeait auparavant, sans aucune pudeur ni respect. Il me considère, moi qui lui ai laissé un nid taillé pour lui, comme inexistant et me poursuit en justice. Je pense qu'il a raté quelque chose quand il a été élevé à la maison.
Vous n'êtes donc en contact que par avocats interposés?
Oui, uniquement par l'intermédiaire de nos avocats. Nous nous sommes vus deux fois quand il est devenu président. Puis il est venu chez moi le soir et je lui ai dit que j'avais quitté la Fifa si précipitamment que je n'avais même pas eu le temps de vider mon coffre-fort. Il m'a dit alors: après le congrès de Mexico, on réglera ça. Puis il est rentré du Mexique et il ne s'est rien passé. Quand j'ai demandé des nouvelles, il m'a fait savoir que la Fifa ne s'adresserait plus qu'à mes avocats.
Si Infantino vous tendait la main et souhaitait la paix, seriez-vous d'accord?
Des amis à moi ont essayé une fois de nous réunir. Au début, il a à peu près accepté, mais il a dit plus tard: "Si Blatter est là, je ne viendrai pas."
Pourquoi pensez-vous qu'il vous considère de cette façon?
Infantino voulait une Coupe du monde à 48 équipes, il l'aura à partir de 2026. Qu'en pensez-vous?
C'est totalement faux. Cela ne peut pas bien se passer. La compétition sera divisée en quatre groupes. Soit 104 matchs répartis sur un seul mois disponible. Ce sera un événement gigantesque. Ce n'est pas un atout. Ce n'est pas seulement mauvais pour le football mais pour le calendrier international. D'ailleurs, ce n'est pas seulement mon avis, mais aussi celui de gens qui connaissent très bien le football.
Beaucoup appellent à un changement radical du football, loin des grosses sommes d'argent. Est-ce réaliste?
Non. Ce dont le football a besoin, c'est que la Fifa, les personnes ayant autorité, réfléchissent à ce qui devrait arriver au président, dont le style de management est très autocratique. Or aucune personnalité du football ne se présente contre Infantino aux prochaines élections.
Mais n'avez-vous aucun espoir que les choses changent?
Je suis à un âge aujourd'hui où j'ai encore des attitudes combatives. Mais j'ai aussi appris à être un peu plus calme. Et mon temps passe plus vite car j'en ai aussi un peu moins. Mais j'ai de la patience et je crois en la justice. Dans mon optimisme inébranlable, je suis convaincu que tout ira bien à nouveau, un jour.