Novak Djokovic peut devenir ce dimanche le joueur le plus titré de l'histoire, immanquable et incontestable. La dernière personne qui puisse l'en empêcher est Casper Ruud, probablement le plus réservé et le plus smart des joueurs actuels. Est-ce compatible avec la fonction? C'est tout l'enjeu de cette finale.
En conférence de presse, vendredi soir, Ruud a promis de faire de son mieux. «Je ne suis pas le favori, c'est certain. Mais j'essaierai de donner le meilleur de moi-même.» Ses récentes sorties (dont une demi-finale devant des tribunes vides!) ont laissé l'image presque sépia d'un tennis ravissant, d'une justesse et d'une propreté impeccables, avec un petit côté vieille France dans la posture.
Le doute tient davantage au sentiment d'imposture qui, certains dimanches, semble l'inhiber. Ce doute renvoie à la finale de l'an dernier, ici même, et au respect parfois indécent manifesté à l'égard de Rafael Nadal, qui lui a rendu la politesse: 6-3 6-3 6-0. Un Nadal pourtant angoissé, arrivé à Roland-Garros avec une piqûre dans le pied, mais tout heureux de remettre en place le tennis professoral qui lui faisait face.
C'est la question du jour, une question pour un immense champion: Djokovic aura-t-il la délicieuse surprise, lui aussi, d’affronter un adversaire relativement timide, acquis à sa grandeur? Ou alors un adversaire qui, à 24 ans et déjà trois finales de Grand Chelem, considérera qu'il n'est pas là par hasard?
A l'académie Nadal qu'il fréquente depuis cinq ans, Ruud a la réputation d'un résident qui finit toujours son assiette, abandonne poliment quelques sets au propriétaire et n’oublie jamais de passer le râteau à la fin de l’entraînement. De son modèle Rafael Nadal, le Norvégien n'a jamais emprunté les codes de la confrontation humaine. Il le dit lui-même: «Je suis quelqu'un de discret. Je joue au tennis comme je suis.»
Certes, on n'est pas obligé d'être démonstratif, de crier «vamos» et de courir comme un lapin, pour devenir un grand compétiteur, comme le rappelle son père Christian Ruud, ex-top 20, dans le journal l'Equipe: «Regardez Borg. Il était très calme, on l'appelait "Iceborg", mais il a gagné quelques tournois (rires). Casper ne le montre pas mais il rêve d'être n°1 et de gagner des Grands Chelems.»
Ce calme (s'il subsiste) sera peut-être l'avantage concurrentiel de Ruud en finale, à tout le moins lui épargnera-t-il les tourments de Carlos Alcaraz, perclus de crampes et de fascinations inavouables, vendredi, face au même Djokovic. Respecter l'adversaire sans oublier de lui être désagréable: telle est l'injonction paradoxale qui guide chaque quête d'exploit.
C'est en cela que Djokovic semble posséder un ascendant très net sur la génération des 20-25 ans, dont une partie a déjà abdiqué. En finale du dernier Open d'Australie, Stefanos Tsitsipas, pourtant réputé pour mal vivre ses défaites, a accueilli celle-ci avec fatalité. Nous étions encore à partager sa peine, à partager ce petit sentiment d'humiliation qui accompagne le perdant vers le filet, vers une accolade charitable et un rictus navré, que le «rebelle» grecque gazouillait déjà aux oreilles de son bourreau: «Novak, you're the greatest to have ever held a tennis racquet.»
Non content de son coup de pommade, Tsitsipas en a remis une couche en conférence de presse où, pris de pulsions sadomasochismes, il a expliqué que «prendre une fessée est une très bonne leçon à chaque fois». Sauf qu'à 24 ans, un joueur de tennis est en principe déjà grand, voire grandiose, et n'a plus l'âge d'accepter des fessées de qui que ce soit.
Ruud ne changera jamais: il préférera toujours un doigt de gentillesse à un bras d'honneur. Mais pour battre un joueur aussi spécial que Djokovic, il faut avoir la conviction d'en être un soi-même. Le Norvégien l'est manifestement, à sa façon: toujours juste, toujours bien placé, toujours précis et superbement organisé. Mais avant de songer à battre Djokovic, Ruud devra vaincre ses propres idées reçues. Affronter un aura autant qu'un adversaire.
S'il gagne, Novak Djokovic redeviendra no 1 mondial pour la 388e semaine, record absolu. Il deviendra le seul joueur de l'histoire à avoir remporté 23 tournois du Grand Chelem, dont au moins trois fois chacun. Un palmarès impressionnant. Forcément intimidant. Ruud s'en laissera-t-il conter?