Les questions auxquels il doit répondre désormais sont d'un autre âge - le sien. Est-ce son dernier Wimbledon? «Non, pas que je sache.» Novak Djokovic est-il le plus grand joueur de tous les temps? «Sur la base du palmarès, oui. Mais ce n'est pas aussi simple.» Le revers à deux mains est-il de gauche? Big 3 ou Big 4?
De tout temps, Andy Murray a abordé les questions comme le bulldog aborde l'imbécile qui convoite sa gamelle: avec un grognement dissuasif. A 36 ans, il sait le temps qui lasse et le processus irréversible du vieillissement qui, peu à peu, le transforme en relique. On lui demande son avis sur tout et tout le monde; Novak, Charles, la planète. Il n'est plus bon qu'à raconter ses souvenirs et entretenir un espoir impossible. Mais alors, pourquoi ne figure-t-il même pas sur le tableau de maître(s) que Wimbledon a commandé à un illustrateur, le «célèbre» Grant Gruenhaupt, pour immortaliser ses héros?
Il y a beaucoup de monde dans ce tableau. Il y a le petit Alcaraz, qui n'est encore ni vieux, ni maître. Il y a l'échassier Sinner et son palmarès encore plus maigre. Les femmes sont là, au fond du couloir, comme toujours au second plan. Mais lui, il n'y est pas du tout. «Lui qui a bousillé sa hanche pour devenir No 1 mondial», rappelle son frère Jamie aux ingrats. Lui qui fut le premier Britannique à triompher dans le cloitre de Wimbledon depuis Fred Perry en 1936. Et ça ne vaudrait même pas un strapontin entre quelques rombières et un freluquet?
L'artiste a promis qu'il y aurait d'autres peintures, dont une rendra gloire à Andy Murray; mais à la cafét' du All England Lawn Tennis and Croquet Club, personne n'est dupe de cet «oubli». Wimbledon n'a jamais pu sacquer les généralistes les Ecossais. Surtout celui-ci, avec sa paire de yeux révulsés et sa mère de commerce peu aisé.
Murray l'a bien compris: « Cette affiche est un désastre, n’est‐ce pas? Je n’ai pas besoin d’en rajouter: si vous l'observez, tout est dit. Le fait que je ne sois pas dessus (réd: sur cette croute) n’est pas un problème. »
Certains diront que Murray l'a bien cherché. Jeune prodige, il s'est opposé farouchement à l'affection du peuple anglais, plus encore à la déification de ses mérites à des fins patriotiques. Il n'a accepté de disputer la Coupe Davis que sous pavillon britannique, à la seule condition que la croix de Saint-Georges tombe sous la loi des symboles religieux et soit interdite dans l'équipe.
Andy Murray est souvent passé pour un triste Sir. Un taiseux, un grognon, un fier. En un mot comme en sang: un Ecossais. Un renégat qui parlait un anglais nasillard sorti des confins d'une bourgade - l'idiome du village. Qui jurait comme un goujat et criait sur son staff comme «d'autres» sur leurs moutons. Qui cachait ses humeurs sombres sous des bouclettes mordorées, avant que ces dernières ne tombent aux premiers frimas de l'âge mur et que Murray ne doive enfouir sa tête dure sous une casquette de galapiat.
Ce n'est pas un hasard si Kate préfère jouer au tennis avec «Rodgeur», son beau revers et son joli débardeur, plutôt qu'avec ce mauvais sujet britannique.
A Wimbledon, dans l'antre du flegme, Andy Murray est resté ce chenapan en pétard que les classes endimanchées ne voudraient pas pour gendre. Un peu moins farouche qu'avant, il paraît toujours aussi contrarié et exténué. Lui qui s'épanouit dans le baroud n'a jamais trouvé dans cette verdure aristocratique une exubérance à sa mesure, un écho à ses exhortations bruyantes. Dans un moment de bouderie, Murray s'est même inventé une préférence pour l'US Open, ses monstres huées et ses effluves de saucisses grillées.
Pourtant, il reste une attraction, celle que Wimbledon programme entre la poire et le fromage faute de relève consistante (Norrie, Raducanu, Evans). Plusieurs journalistes continuent de suivre le gredin à l'année, dans ses moindres pérégrinations, et à lui poser les bonnes questions: «Andy, how do you feel?» Fin de carrière ou retour en arrière? Fraises ou myrtilles?
Chaque nation rêve d'un héros qui lui ressemble. Un temps, Roland-Garros a eu Amélie Mauresmo, un certain sens du «bad trip» à la française, de la fête à la défaite et vice-versa. L'Australie a eu Pat Rafter, élevé dans une ferme de l'outback avec huit frères et soeurs. New York a eu John McEnroe, l'enfant des quartiers blue color. Wimbledon a eu Tim Henman, diplômé d'Oxford et descendant d'une longue lignée de sportifs en cols blancs. Tim Henman qui fut la tasse de thé de tout un pays.
Tim Henman, arrière-petit-fils d'Ellen Stawell Brown, première femme à servir par le haut, et fils de Jane Stawell Wright, confectionneuse de robes blanches pour le tennis. Tim Henman qui mangeait son pudding avec une fourchette et buvait son thé chaud sans un bruissement. Qui dirigeait une œuvre de charité. Qui roulait local (Jaguar, Range Rover) la journée et ne sortait sa Porsche Carrera que la nuit, quand tous les châssis sont gris.
Henman-le-gentleman dont les défaites appartiennent à la légende de Wimbledon aussi sûrement que les fraises, le gazon et la pluie. Tim Henman au physique de maître d'hôtel, une chevelure entretenue comme un bosquet royal qui, douze années durant, a essuyé les reproches de son peuple sans maux dire.
Après ça, comment voulez-vous qu'Andy Murray ait pu supporter la comparaison? Il y avait autant de points communs entre ces deux joueurs qu'il n'y en a entre Harry Kane et Jack Grealish, entre John Steed et Jackson Brodie, entre les Beatles et les Sex Pistols.
Maintenant qu'il a 36 ans et qu'il compte moins, Andy Murray doit répondre à des questions sur le temps qui lui reste. Ceux qui voudraient l'oublier font face à de pénibles réminiscences: le «vieil Ecossais» vient de remporter trois tournois challengers et de rehausser son standing à la 39e place mondiale. Si Wimbledon n'a pas jugé utile de le placer sur son tableau commémoratif, il n'a pas pu empêcher son entrée dans le tableau principal, où Murray ne devrait pas manquer de motivations. S'ils le croisent dans ce cadre-là, les héros de bande dessinée feront moins les fiers - prend garde à toi Jannik Sinner.