Sport
ukraine

A Zurich, ces champions ukrainiens font la guerre skis aux pieds

L'équipe ukrainienne de ski acrobatique, l'une des meilleures du monde, s'entraîne à Zurich.
L'équipe ukrainienne de ski acrobatique, l'une des meilleures du monde, s'entraîne à Zurich.claudio thoma

A Zurich, ces champions ukrainiens font la guerre skis aux pieds

Les meilleurs skieurs acrobatiques ukrainiens s'entraînent actuellement à Zurich. On peut y constater ce que la guerre fait au sport. Et ce que le sport peut apporter à la guerre.
13.08.2023, 07:5713.08.2023, 07:57
Dominic Wirth
Plus de «Sport»

A Mettmenstetten, 5500 habitants, un homme se tient dans une petite maison en bois. Devant lui, des tremplins s'élèvent dans le ciel d'été, et là, l'homme crie des ordres brefs. Puis il agite son smartphone et filme des jeunes gens, skis aux pieds, qui s'élancent dans le vide, se propulsent dans les airs, effectuent des rotations extravagantes. Finalement, ces skieurs s'écrasent dans l'eau.

On ne dirait pas comme ça, mais cet homme est en guerre depuis maintenant 16 mois. Enver Ablajev, un gaillard baraqué de 44 ans, porte un maillot bleu et jaune, les couleurs de son pays, l'Ukraine. Il vient de filmer un jeune homme que tout le monde appelle Dima, Dmitro Kotovski de son vrai nom: il a 21 ans et fait du ski acrobatique. Il virevolte dans les airs comme personne au monde.

L'entraîneur ukrainien Enver Ablajev (chapeau) avec son jeune prodige Dmitro Kotovski.
L'entraîneur ukrainien Enver Ablajev (chapeau) avec son jeune prodige Dmitro Kotovski. claudio thoma

Ablaev a fait de Kotovski ce qu'il est aujourd'hui, et cela vaut pour toute l'équipe nationale ukrainienne de ski acrobatique. Elle fait partie des meilleurs du monde. Ablaev, qui a lui-même remporté une victoire en Coupe du monde, entraîne cette équipe depuis bientôt dix ans.

Il a mené ses athlètes à des médailles aux Jeux olympiques et aux championnats du monde, mais depuis que son pays a été envahi par la Russie le 24 février 2022, Ablaev n'est plus seulement l'entraîneur national. Il participe aussi à cette guerre, à sa manière, sur son propre front.

A Mettmenstetten, il y a des tremplins auxquels on accède par des escaliers abruptes, mais il y a aussi une piscine, des trampolines de toutes sortes. Le complexe s'appelle Jumpin, et il n'existe que quelques installations comme celle-ci dans le monde; c'est un véritable eldorado pour les skieurs acrobatiques. Quelques amis ont construit le Jumpin dans les années 90, encouragés par la médaille d'or de Sonny Schönbächler aux Jeux olympiques de Lillehammer en 1994.

Le Jumpin, un endroit unique au monde.
Le Jumpin, un endroit unique au monde.

Ces jours-ci, cet eldorado se transforme en havre de paix pour un groupe en bleu et jaune. Des hommes et des femmes, 14 athlètes au total, sans compter les entraîneurs, un médecin, un physio: l'équipe nationale ukrainienne de ski acrobatique.

Ils sont tous en Suisse depuis trois semaines, habitent à Horw, au bord du lac des Quatre-Cantons, s'entraînent à Mettmenstetten. Une grande famille qui rit et qui plaisante, qui se donne des conseils, garde ensemble la petite fille qui se déplace avec la troupe parce que sa mère fait partie de l'équipe nationale.

Mais il y a aussi le t-shirt que porte l'un des athlètes, «Defend Ukraine», avec l'image d'une kalachnikov. Il y a les visages qui se perdent dans les smartphones, ce lien avec la patrie.

Dmitro Kotovski respire d'abord après avoir gravi les escaliers qui mènent au tremplin. Puis il resserre les boucles de ses chaussures de ski. Essuie l'eau de son visage. Pose les skis sur la rampe de départ. Tend les bras. S'arrête un instant. Saute dans le sens de la marche. Un bourdonnement se fait entendre. Un homme en combinaison noire, haut dans les airs. Des sauts périlleux. Des vrilles. Un claquement de mains. Et ça continue, ça monte, ça descend.

Dmitro Kotovski avant de s'élancer sur le tremplin.
Dmitro Kotovski avant de s'élancer sur le tremplin.Claudio Thoma

L'hiver dernier, Kotovski a lutté avec le Suisse Noé Roth pour la victoire finale en Coupe du monde. Avant la dernière compétition, l'Ukrainien comptait deux points d'avance. Puis Roth l'a dépassé.

Le saut signature de Kotovski est le Hurricane, une folie qui lui permet de s'élancer dans les airs à 16 m de hauteur, cinq vrilles, trois saltos, le tout en trois secondes. Peu d'athlètes le maîtrisent.

Les skieurs acrobatiques ont besoin de courage, beaucoup de courage. Et ils ont besoin d'installations sur lesquelles ils peuvent s'essayer à leurs sauts les plus difficiles en été et les assimiler pour l'hiver. Les erreurs font mal quand l'eau attend en bas. Mais c'est toujours mieux que la neige. Quand il remarque en l'air que quelque chose ne va pas, Dmitro Kotovski dit qu'il prie. Et il rit.

Ukraine's Dmytro Kotovskyi practices before competing in the World Cup men's freestyle aerials skiing event, Saturday, Feb. 6, 2021, in Deer Valley, Utah. (AP Photo/Rick Bowmer)
Dmitro Kotovski dans ses oeuvres.Image: AP

En Ukraine, il n'y a pas d'installations comme le Jumpin, uniquement des trampolines. Et quelques-uns se trouvent dans des villes ravagées par la guerre comme Dnipro ou Kherson. La guerre a rendu l'entraînement plus compliqué. Kotovski dit qu'il est très reconnaissant de pouvoir séjourner à Mettmenstetten.

En haut du tremplin, les athlètes ont vue sur toute la campagne. Des collines douces, des champs. Des prairies vertes où paissent des vaches.

Enver Ablajev dit que ce cadre idyllique fait du bien à ses athlètes. Ils peuvent mieux se concentrer sur l'entraînement. Il a même emmené deux athlètes de la relève qui ne font pas encore partie de l'équipe. «Pour qu'ils sortent un peu.» Le budget est serré mais il doit suffire à nourrir deux bouches supplémentaires.

La guerre est désormais un peu plus lointaine pour quelques jours. Mais bien sûr, elle les suit jusqu'en Suisse, «elle est toujours avec nous, comme une bombe dans la tête», image Ablajev.

Tous les membres de son équipe portent avec eux leurs histoires de guerre; chacun connaît quelqu'un au front, une connaissance, un ami, un parent. Il y a la junior qui a perdu son père sur le champ de bataille. Tous connaissent les privations, les alertes à la bombe, les abris antiaériens, la peur, toujours.

Lorsque les Russes ont envahi le pays, ce 24 février 2022 qui, pour les Ukrainiens, divise tout en un avant et un après, Ablaev a d'abord pensé que le sport n'avait plus d'importance. Mais le Ministère des sports, qui salarie les athlètes en Ukraine, a rapidement donné l'ordre d'aller de l'avant. De montrer aux Russes qu'on ne se laisse pas abattre.

Tous remplissent désormais une mission. Les soldats se défendent sur le front. Et Ablaev et Kotovski courent après les victoires. «Pour l'Ukraine», lâche le second. «Pour que les gens puissent penser à autre chose, se réjouir», dit le premier, mais pour lui, ce n'est pas encore suffisant. Depuis le début de la guerre, Ablaev prend régulièrement le volant pour acheminer de l'aide sur le front, de la nourriture, des vêtements thermiques, du matériel médical. Tout ce qu'il faut.

Une fois, l'hiver dernier, Ablaev s'est occupé de ses athlètes à Ruka, en Finlande. Puis il est parti en Ukraine, a chargé du matériel de secours dans un minivan, s'est rendu sur le front, a vu les ruines des maisons dans la région de Bakhmut. Il est retourné chez lui, dans l'ouest de l'Ukraine. Et peu de temps après, il devait déjà retourner à Vienne pour ses activités d'entraîneur national. 6000 kilomètres en 12 jours.

Sa femme dit parfois qu'il devrait être plus souvent à la maison, avec elle et les enfants. Il lui répond: «Svetlana, tu dois comprendre.»

Enver Ablajev.
Enver Ablajev.

A Mettmenstetten, les Ukrainiens ne sont pas les seuls à s'élancer sur les tremplins, l'équipe suisse y est aussi sous la houlette de Michel Roth, le père de Noé. Il est entraîneur national depuis 1995, l'un des pionniers du jumpin, bref, le pilier de la scène helvétique du ski acrobatique.

Lorsque la guerre éclate, Roth n'est pas non plus insensible, une amitié le lie à Ablajev. Les deux meilleurs athlètes de l'hiver dernier, Dmitro Kotovski et Noé Roth, s'entraînent en parallèle à Mettmenstetten.

Noe Roth of Switzerland, left, and his father Michel Roth, head coach, right, pose during a media conference of the Swiss aerials team in the House of Switzerland at the XXIII Winter Olympics 2018 in  ...
Noé et Michel Roth.Image: KEYSTONE

C'est ainsi que les membres de l'entourage de Jumpin ont déjà organisé douze livraisons de matériel de secours depuis le début de la guerre, la dernière ces jours-ci. Michel Roth s'est lui aussi retrouvé trois fois au volant d'un monospace plein à craquer. En Ukraine, c'est Enver Ablajev qui a réceptionné le matériel et l'a acheminé sur le front.

Deux entraîneurs nationaux qui s'associent dans la guerre. Et ce n'est pas tout, loin de là. L'année dernière, des jeunes Ukrainiens ont passé du temps au Centre sportif national de la jeunesse à Tenero. La famille d'un entraîneur ukrainien a trouvé refuge à Knonau. A Mettmenstetten, où les Ukrainiens effectuent des entraînements d'été depuis des années, ils sont toujours les bienvenus, ils se sont entraînés gratuitement l'année dernière et bénéficient désormais d'un rabais.

Un saut à 16 m de haut dans le ciel zurichois.
Un saut à 16 m de haut dans le ciel zurichois.Claudio Thoma

La guerre rapproche parfois les gens, mais elle détruit surtout beaucoup de choses. Enwer Ablajew vient d'un village d'Ouzbékistan, d'où toute une série d'hommes sont partis s'entraîner au ski acrobatique dans d'autres pays, dont certains en Russie.

Ablaev était leur ami, mais plus maintenant. Il a essayé de leur expliquer ce qui se passait en Ukraine, mais ils ne voulaient pas en entendre parler, ils parlaient de nazis et de fascistes chez les Ukrainiens. De la propagande poutinienne, en somme. «J'ai bloqué de nombreux numéros», dit-il, lui qui a souvent été en Russie par le passé, y connaît des tas de gens, des compétitions, des entraînements. Aujourd'hui, il est impensable pour lui que ses athlètes se retrouvent au départ avec des Russes.

Le calme est revenu à Mettmenstetten, seul Ablajev est encore là. Il est assis à une table et dit qu'il en est ainsi de la guerre: on peut la voir partout, même de loin. Mais on ne peut la sentir que de près, «et croyez-moi, c'est tout à fait différent».

A la fin de la semaine, il rentrera chez lui, à 15 heures de bus de l'équipe. Et puis Ablajev veut repartir tout de suite, à Zaporizhzhya, où il veut encore vérifier quelque chose: si les biens de secours en provenance de Suisse sont bien arrivés.

Le 100 m haies de Jolien Boumkwo
Video: twitter
Ceci pourrait également vous intéresser:
0 Commentaires
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
Alisha Lehmann à l'Euro? La joueuse est fixée
La Bernoise figure dans la liste de Pia Sundhage pour l'Euro 2025 en Suisse, une information dévoilée ce dimanche via la chasse au trésor géante lancée par l’Association suisse de football (ASF).

Non convoquée lors des deux premiers rassemblements de l’année, Alisha Lehmann semblait définitivement écartée de la course à l’Euro féminin, qui se jouera cet été en Suisse.

L’article