Officiellement, la charte de Roland-Garros interdit les messages à connotation politique, sous quelque forme que ce soit. Or depuis dimanche, le tournoi est une sorte d'agora où une joueuse ukrainienne (Marta Kostyuk) manifeste ouvertement son hostilité à une adversaire russe (Aryna Sabalenka), et où le joueur le plus célèbre du monde écrit sur l'écran d'une caméra: «Le Kosovo est le cœur de la Serbie. Stop à la violence.»
Dans les allées, Amélie Mauresmo a les traits tirés et le verbe las: «Je n'ai rien de spécial à faire en ce moment», persifle la directrice du tournoi, brinquebalée entre des crises diplomatiques et des tensions dans le vestiaire.
En conférence de presse, Novak Djokovic a immédiatement prévenu qu'il n'était «pas politicien» et qu'il n'avait «pas l'intention d'ouvrir un débat politique». Le ton était courtois mais ferme. «Ma position est claire: je suis opposé à la guerre, à la violence et à tout type de conflit. Je sympathise avec tout le monde. Je suis désolé de la situation que nous vivons. »
Mais... «J'agis ici en tant que fils d'un homme né au Kosovo», a ensuite justifié Djokovic, conscient de la portée de son message. Rien de nouveau: en 2008 déjà, celui qui venait de soulever son premier trophée du Grand Chelem diffusait un manifeste sur Youtube: «Nous voulons montrer au monde que nous sommes prêts à défendre ce qui nous appartient. Nous savons tous que l'histoire serbe s'est écrite au Kosovo. Le Kosovo est la Serbie.»
Chercheur à l'Institut Jacques Delors, Lukas Macek rappelle à l'AFP que les positions de Djokovic ne sont «pas une surprise», connaissant «les liens» qui unissent le champion à «certains milieux nationalistes serbes». Lukas Macek précise néanmoins: «Sur la question du Kosovo, même pour des Serbes très modérés, on sent que ça reste une blessure, un sujet délicat et douloureux.»
C'est aussi le constat tiré par Christopher Clary, grand reporter au New York Times, après plusieurs jours sur les traces de la famille Djokovic au Kosovo: la perte inestimable d'un territoire que de nombreux Serbes considèrent comme le berceau de leur culture.
Lukas Macek relève en outre que «les prises de position de Djokovic ne sont pas dans le "mainstream occidental". Il y a un côté provocateur chez lui, indéniablement. Son "Covid-Tour" organisé en ex-Yougosalvie en pleine pandémie, qui a viré au cluster, illustre parfaitement ces aspérités».
Roland-Garros n'a pas encore prononcé de sanction pour son attaque au stabilo-boss, faute de règle précise en la matière, mais Amélie Mauresmo n'est pas prête de dormir tranquille: Djokovic a d'ores et déjà prévenu que n'importe quelle sanction ne le dissuaderait pas de recommencer.
A contrario, la démarche du Serbe a laissé ses collègues relativement indifférents, faute d'intérêt pour la cause et/ou celui qui la porte. Ce n'est pas le cas des tensions russo-ukrainiennes qui, selon de nombreuses indiscrétions, font régner «une atmosphère pesante», parfois «toxique», dans le vestiaire.
La No 1 mondiale Iga Swiatek le reconnaît dans une interview au Monde: «Il y a effectivement des tensions parmi les joueuses. Parfois l’ambiance dans le vestiaire est assez lourde. (...) Ceux qui sont dans la pire des positions, ce sont les joueurs et joueuses ukrainiens et ce serait bien qu’on se préoccupe davantage de ce qu’ils ressentent et ce qu’ils endurent. »
Après avoir refusé la poignée de main finale, Kostyuk n'a pas compris que le public parisien la hue et a même brièvement espéré que les sifflets soient adressé à Sabalenka. Elle a laissé entendre en conférence de presse que ce public, un jour, aurait honte de lui, que l'Histoire le jugerait durement:
Sabalenka a beau répéter qu'elle n'a «pas le pouvoir d'arrêter la guerre», que «personne dans ce monde ne la soutient», Kostyuk a redoublé d'ardeur et redirigé sa colère vers les journalistes dans la salle, exhortés à moins de complaisance: «Face à ces joueurs (réd: les Russes et Biélorusses), formulez la question de la façon suivante: qui doit gagner la guerre? Si vous posez cette question, je ne suis pas certaine que ces personnes diront qu'elles souhaitent que l'Ukraine gagne la guerre.»
Il y a deux choses que Marta Koystuk ne s'explique pas: pourquoi les athlètes russes, de condition majoritairement aisée, ne sortent-ils pas leur famille du pays, ne serait-ce que pour marquer leur désapprobation; et pourquoi ne prennent-ils pas «quelques minutes pour venir nous parler, les joueuses ukrainiennes», plutôt que traverser les couloirs sans un mot en comptant les boucles de leurs lacets. «Je croise ces joueuses chaque semaine dans les vestiaires et aucune n'a jamais eu le courage de venir vers moi. La guerre a commencé il y a 15 mois», dénonce Koystuk.
Amélie Mauresmo n'est pas prête de dormir mais son collègue de Wimbledon, lui aussi, a déjà du sommeil en retard. De source française, plusieurs joueuses et joueurs ukrainiens ont multiplié les courriers au gouvernement britannique pour le convaincre de ne pas accorder de visas aux Russes. «Cette ambiance est parfois franchement détestable, pire qu'en Australie», rapporte un témoin.
L'embarras de Roland-Garros va dans le sens de ceux qui, en début d'année, s'opposaient farouchement à une réintégration des Russes dans le giron olympique. Plusieurs voix mettaient en garde contre de possibles situations conflictuelles, en citant l'exemple du tennis - mais un exemple encore peu convaincant avant les incidents de Roland-Garros.
Selon la communication officielle, c'est dans le courant de l'été qu'Emmanuel Macron donnera sa recommandation pour la réintégration (ou non) des athlètes russes aux prochains Jeux olympiques de Paris en 2024, comme le souhaiterait le CIO - après avoir renoncé à l'imposer...