Deux saisons déjà que la Suisse est engagée dans la Formule 1 des mers, appelée SailGP. Même principe: les pilotes les plus doués aux commandes des engins les plus rapides. A une différence près, mais elle est fondamentale: tous les bateaux sont rigoureusement identiques. L'égalité des chances garantie d'usine - comme aucune politique de gauche n'avait osé en rêver.
Que fait la Suisse dans ce cénacle de loups de mer? Pour mieux comprendre, nous avons parlé à Tanguy Cariou, PDG de l'équipage helvétique - et bien plus encore.
«Avec son histoire, la navigation suisse a sa place en SailGP, affirme Tanguy Cariou. En tout cas, je trouverais dommage de ne pas en être.»
L'ex No 1 mondial cite l'héritage de Fehlmann, Wavre, Stamm, Alinghi. «Même des pays qui ont accès à la mer ou à l'océan n'ont pas une culture de la voile aussi importante. Ce sont des succès extraordinaires avec une telle position géographique et un nombre aussi limité de marins.»
Des succès très suisses dans leurs fondements: zéro déchet et organisation tip top en ordre. «Nous ne pouvons pas reproduire la méthode des pays anglo-saxons car nous n'a pas le même réservoir de talents. Pour gagner, nous devons être organisés et efficients, utiliser le maximum du potentiel à disposition.»
Tout en se laissant guider par des courants d'influence. «La Nouvelle-Zélande surtout, cite Tanguy Cariou. C'est la référence absolue, comme les All Blacks dans le rugby. Les Néo-zélandais ont une capacité d'adaptation phénoménale. Outre une culture, un savoir, un vécu. Des qualités que l'on retrouve aussi chez les Australiens.»
Reste l'école française, dont Tanguy Cariou est issu. Mais elle est inimitable: «C'est la french touch, sourit le Franco-Suisse. L'approche est très différente des anglo-saxons. Si les marins français pêchent parfois dans l'organisation et la mise en place, ils sont imprévisibles, très agressifs et déterminés, jusqu'à devenir parfois intouchables. Mais ce côté brillant peine à trouver une certaine régularité.»
Tanguy Cariou le reconnaît spontanément: «Nous avons des difficultés. Notre première saison en SailGP était plutôt une découverte. Nous avons progressé très rapidement dans la conduite du bateau, mais en compétition, nous ne sommes pas dans le coup. Si je devais comparer avec la F1, je dirais que nous sommes relativement rapide au tour mais qu'en course, nous basculons dans le dernier tiers du peloton.»
Le problème? «On ne prend pas les bonnes décisions dans le parcours.» Tanguy Cariou rappelle qu'en SailGP, l’agressivité et l’opportunisme paient d’avantage que la régularité. Le format favorise la prise de risque. (lire plus bas). «Les manches sont relativement brèves, environ 15 minutes, elles ne laissent pas le temps à une hiérarchie de s'installer. Souvent, il y a des opportunités à saisir, sinon des ouvertures inattendues», explique Tanguy Cariou.
Conclusion: «Nous sommes trop gentils, trop linéaires. Trop suisses et trop scolaires», constate froidement Tanguy Cariou. A quoi reconnaît un Suisse dans ces eaux-là? «Par exemple, nous ne prenons pas assez de risques sur la ligne de départ. Nous avons tendance à choisir le côté où il y a le moins de trafic, une option prudente qui, au final, allonge la distance à parcourir. Il faut aller à la bagarre. Rentrer dedans. Accepter un peu de déchet. Nous avons tendance à attendre que tout soit parfait et bien en place.»
Tanguy Cariou avoue se reconnaître dans cette culture suisse. «Le côté très structuré me correspond parfaitement. Mais nous ne devons pas tomber dans le confort. Il est clair que comparé à d'autres pays, nous n'avons pas à batailler, à sortir de la pauvreté ou du ghetto, pour nous élever socialement. Mais ce n'est pas une raison pour penser qu'en compétition et au niveau international, nous ne pouvons pas jouer des coudes, devenir combattifs et malins.»
«Nous ne devons pas avoir de complexe, s'enhardit Taguy Cariou. Techniquement, nous avons le niveau. Nous devons rapidement transformer l'essai et atteindre le milieu du classement, en nous montrant moins prudents.»
Tous les marins sont affiliés à la structure Team Tilt, dont Tanguy Cariou est le PDG. Team Tilt «a été fondée en 2012 pour offrir un parcours et un soutien aux jeunes marins suisses», explique son site internet.
Ce projet est une initiative de l'homme d'affaires genevois Alex Schneiter, triple vainqueur du Bol d'or en monocoque. Son fils Sébastien, skippeur olympique (2016 et 2020), est à la barre en SailGP.
Le SailGP est une compétition de voile calquée sur la Formule 1, lancée en 2019 par le barreur néo-zélandais Russel Coutts, quadruple vainqueur de la Coupe de l'America - notamment avec Alinghi en 2003.
10 «équipes nationales» sont inscrites dans la saison 4 qui a commencé en juin. Le SailGP réunit les meilleurs marins du monde, dont presque tous sont engagés sur la Coupe de l'America. «On retrouve parfois des équipages complets», ajoute Tanguy Cariou.
Contrairement à la F1, les conditions de départ sont les mêmes pour tout le monde: les bateaux (des catamarans à foils de classe F50 à hautes performances), le matériel, les fenêtres d'entraînement et l'accès aux données. Tous les datas de chaque équipage sont disponibles en temps réel et en «open source» pour l'ensemble de la flotte.
Avec ce format, le SailGP évite la course à l'armement et l'espionnage industriel qui prévalent sur la Coupe de l'America, petit frisson de guerre froide pour milliardaires suréquipés. Ici, tous les bateaux sont la propriété de l'organisateur, qui en assure la conception et la maintenance.