Farid a fait un malaise à la fin du match contre le Portugal, pris par le stress. Alors cette fois, il a anticipé pour éviter le pire. «J'ai pris avec moi un cachet», avoue-t-il, avant cette demi-finale contre la France.
Heureusement, il n'en aura finalement pas besoin ce mercredi soir. Son cœur l'a laissé tranquille, en tout cas suffisamment pour ne pas être mal comme la dernière fois. Mais les émotions sont bel et bien là, très fortes même. «Je ressens une grande fierté pour cette équipe du Maroc, quel parcours extraordinaire!», applaudit-il, la gorge serrée et les yeux humides. Les larmes coulent déjà sur les joues d'un jeune homme, deux tables plus loin. Mais au moment de mettre des mots sur ses sentiments, sa tristesse se transforme aussi en fierté.
Deux minutes plus tôt, en sifflant la fin de cette demi-finale, Monsieur Cesar Ramos, l'arbitre, a mis un terme au rêve et à la folle épopée des Marocains au Mondial. La France a gagné 2-0. Tout de suite après ce coup de sifflet fatal, tout le café «Les Champs-Elysées» a applaudi ses héros vaincus, plutôt que de s'apitoyer et encore moins de les critiquer. Et puis, les trois quarts des clients ont quitté l'établissement dans les secondes qui ont suivi, s'évaporant dans la nuit casablancaise. Une dizaine d'entre eux l'avait déjà délaissé après le deuxième but français à la 79e minute.
Mais tous, même ces rares déserteurs, ont longtemps cru à l'exploit. La centaine de clients, qui ont pris place sur des chaises en bois alignées comme au cinéma spécialement pour l'événement, ont vibré aux occasions des leurs. Ils se sont levés et ont crié sur le retourné acrobatique de Jawad El-Yamiq, qu'Hugo Lloris a détourné du bout des doigts, et à chaque fois que le ballon se rapprochait dangereusement de la cage française.
Tous, sans exception, du premier rang nez collé à l'écran jusqu'au fond de la salle, n'ont pas quitté la TV des yeux. Aucun n'a sorti un smartphone pendant le match, sauf à la mi-temps. Même les longues et spectaculaires gesticulations d'un marginal dans l'encadrement de la porte, ouverte, n'ont pas perturbé leur concentration. D'ailleurs, derrière ces vitres, la rue est déserte. C'est sûr: tout le Maroc a abandonné ses activités pour le match de ses Lions.
Certains ont nerveusement prié, comme mon sympathique voisin avec qui je me suis surpris à houspiller un joueur marocain tardant à tirer au but. D'autres, surtout la dizaine de jeunes des deux premiers rangs – un peu plus chaude que le reste du café –, se sont agacés sur les passes ratées ou les ballons perdus (même une deuxième fois pendant les ralentis). Et beaucoup ont fumé. En achetant leurs cigarettes à l'unité au serveur, qui a enchaîné les (kilo?)mètres en serpentant entre les rangs.
En fait, ce café puait autant la clope (oui, les lieux publics fermés sont fumeurs au Maroc) qu'il sentait bon le football de grand-papa. Celui où on se rassemble – vieux et jeunes – au café ou au bistrot pour voir le match, comme une grande partie des Casablancais l'ont fait. Celui qui vous fait cogner le cœur pour votre équipe, sans insulter l'adversaire. Il n'y a eu absolument aucun geste ni parole anti-Français de toute la soirée, même quand les supporters des Bleus apparaissaient, triomphant, en gros plan. La Marseillaise a été totalement respectée, sans aucun mot ni sifflet la couvrant.
Cette soirée aurait sans doute beaucoup plu aux chantres suisses du «tout fout le camp» ou du «c'était mieux avant». A une exception près peut-être, en tout cas pour certains d'entre eux: remplacer le thé à la menthe et le café serré par une chope de bière ou un déci de rouge. Parce que oui, les clients des «Champs-Elysées» sont la preuve qu'on peut encore s'enflammer pour du foot sans boire une seule goutte d'alcool.
Et les femmes? Elles étaient seulement deux, au fond de la salle. «Je ne suis pas une grande fan de foot, mais j'ai vibré pour l'équipe nationale», confie Hasnaa, élégante dame. Comme toutes les personnes croisées à «Casa», elle est fière des Lions de l'Atlas, «de ce qu'ils ont fait pour le pays, le monde arabo-musulman et l'Afrique». Et cette défaite contre la France n'y changera strictement rien.
Hakimi, Ziyech et leurs coéquipiers ont donc rassemblé et fait rêver des millions de personnes, dont une centaine au glacier des «Champs-Elysées» de Casablanca ce mercredi soir. Ils continueront à le faire, et pas seulement grâce à un sentiment d'appartenance ethnique ou religieuse. Ils n'étaient de loin pas favoris, mais ils ont cru en eux. C'était ça en fait, le grand secret de leur folle épopée. Et à ce titre, ils resteront des exemples pour chacun d'entre nous, bien au-delà d'un terrain de foot.