La Suisse apprécie ses paysans. Qu'on ne s'y trompe pas: le métier est difficile et la pression des prix plane comme une épée de Damoclès sur les exploitants. Les récentes manifestations agricoles en France et en Allemagne, qui trouvent un écho en Suisse, le rappellent durement. Mais la population respecte l'idée du travail de la terre et les associations agricoles ont une influence importante. Et certaines d'entre elles s'intéressent à l'agriculture de demain.
Le 10 janvier, l'organisation professionnelle agricole vaudoise Prométerre présentait AgroImpact, une nouvelle association destinée à soutenir les agriculteurs qui désirent limiter l'impact carbone de leur exploitation. watson est parti à la rencontre de Marc Benoît, producteur de vaches laitières à Romainmôtier, dans le Jura vaudois.
En 2023, ce sont une vingtaine de fermes qui ont été visitées et AgroImpact va en analyser environ 200 cette année. Les changements mis en place doivent être les plus pragmatiques possibles et basés sur des données quantifiables.
Les experts de l'association font ensuite des propositions d'aménagement, en fonction d'une myriade de critères: la surface du domaine, le type et nombre de bêtes, l’altitude, la biodiversité, le type de cultures et les machines utilisées. Un choix de mesures piochées parmi un panel de solutions est ensuite appliqué sur cinq ans. Des données seront récoltées pour pouvoir calculer la diminution effective des émissions de carbone à la fin des cinq années.
A Romainmôtier, l'éleveur dispose de 60 vaches dans sa ferme, pour environ 140 bêtes au total, avec les veaux et les génisses. Une des mesures principales qu'il vise, c'est de faire vivre ses vaches plus longtemps.
Car faire vivre une bête plus longtemps permet justement de limiter le bilan carbone. «Je m'en suis rendu compte lorsqu'on est venu effectuer le diagnostic», explique l'éleveur. Une alimentation ciblée et une bonne observation de la santé du troupeau le permettent notamment.
Ici, l'évolution technologique et numérique jouent un rôle. Les bêtes se rendent elles-mêmes dans une trayeuse automatisée, un espace où une machine va les traire, sans intervention humaine. Le lait y est, dans la foulée, automatiquement analysé. Il est possible d'y déceler des traces de bactéries, mais aussi de possibles carences pour la bête.
Les données fournies permettent de savoir si une bête est en mauvaise forme et de compléter son alimentation si nécessaire. Marc Benoît va ensuite la voir pour se faire une idée. Coupler l'œil de l'expert et celui de la machine permet de prendre soin des bêtes de manière ciblée. Ces vaches, «robustes», vivent plus longtemps et produisent plus de lait, pour les mêmes efforts fournis.
L'homme travaille avec toute une série de statistiques journalières, qu'il peut observer en graphiques sur une application. D'autres vont encore plus loin. «Des confrères ont des détecteurs de chaleur qui permettent d'intervenir au bon moment», explique Marc Benoît.
D'autres mesures ont été prises par Marc Benoît. Du côté des machines et des engins, le Vaudois utilise depuis plusieurs années un véhicule d'épandage qui étale le lisier sur les champs au lieu de le vaporiser dans l'air, ce qui limite sa dispersion et les émissions.
La gestion des pâtures est également ciblée. Plus celles-ci sont étendues, plus les bouses sont facilement absorbées par la terre, libérant ainsi beaucoup moins de protoxyde d'azote, un gaz à effet de serre important. Garder les animaux plus longtemps dans les pâtures à l'année permet aussi de limiter l'empreinte carbone.
De même, l'agriculteur loue des panneaux solaires et a prévu d'en poser d'autres. Il va aussi modifier son séchoir à foin pour le faire fonctionner sans électricité, avec des petites ailettes en aluminium qui chauffent l'air entrant dans le dispositif. Ces temps-ci, Marc Benoît s'intéresse aux moteurs à hydrogène pour les tracteurs, par exemple, une technologie pas encore aboutie, mais qui aurait du potentiel. Il existe bien des tracteurs électriques, mais l'homme a fait son analyse. «Je n'y crois pas», explique-t-il.
Ces aménagements sont ceux qui correspondent à l'exploitation de Marc Benoît. Mais chaque agriculteur peut trouver des solutions qui lui correspondent. Il cite ainsi une éleveuse voisine qui a opté pour une race de vaches originaire de Nouvelle-Zélande, qui produisent plus de lait pour la même quantité d'herbe mangée. Une manière de croiser des objectifs de rendement tant climatique qu'économique.
Il faut dire que le monde paysan a bien changé depuis plusieurs décennies. L'organisation des domaines, autrefois intimement liée aux familles, s'est transformée, les muant en petites PME.
Car le secteur agricole nécessite des changements. Le Vaudois revient sur les machines à traire automatisées. Ces outils n'étaient pas encore fiables à leurs débuts et tombaient souvent en panne, un réel problème pour un éleveur qui dépend de la vente de son lait. «Les premiers à les acquérir étaient des pionniers», estime Marc Benoît. Ces machines ont été perfectionnées et sont devenues la norme. Elles permettent désormais un gain de temps et de productivité essentiels.
Par contre, si AgroImpact a pour but de limiter le bilan carbone, le projet n'a rien à voir avec l'agriculture bio. Au sein des 20 fermes qui ont participé au projet en 2023, seules deux étaient bio — dont celle de Marc Benoît.
Pour l'heure, les investissements de l'Etat de Vaud destinés à soutenir le fonctionnement d'AgroImpact sont d'un million de francs sur cinq ans, soit 200 000 francs par année. Une première somme modeste, mais l'éleveur est optimiste:
Une manière pour les agriculteurs de reprendre leurs droits sur un des premiers secteurs à être impactés par le changement climatique et à s'assurer de pouvoir profiter de la prise de conscience en faveur du climat.
Les expérimentations de Marc Benoît vont-elles devenir un jour la norme en Suisse? Il souhaite en tout cas que le petit laboratoire que représente AgroImpact s'étende au reste de la Romandie, voire passe au-delà du Röstigraben, si les résultats sont concluants. «Le canton de Vaud est trop petit pour ce genre de projets», admet-il volontiers.
Il faut dire qu'au niveau suisse, c'est l'influente Union suisse des paysans (USP) qui fait la loi. Les contacts entre la puissante organisation faîtière et AgroImpact ne sont toutefois pas encore très étroits.
Pour l'agriculteur, cette distance n'est pas dérangeante, au contraire: il dispose ainsi d'une grande marge de manœuvre pour faire comme bon lui semble. Un rôle en forme de fer de lance qui lui convient bien. Le syndic de Romainmôtier comprend que les choses ne se feront pas en un jour et que la transformation décarbonée du monde agricole prendra «le temps qu'il faut».