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Les scientifiques rêvent-ils de prendre le pouvoir?

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Les scientifiques rêvent-ils de prendre le pouvoir?

La task force Covid 19 prend-elle trop de place en Suisse? Certains à Berne voudraient bâillonner ces scientifiques. Ils sont nombreux à droite à dénoncer une dictature sanitaire. A tort ou à raison.
03.03.2021, 07:0915.03.2022, 15:45
Jonas Follonier
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En cette période de Covid, les task forces ont tendance à se multiplier comme des petits pains. Tant au niveau fédéral, avec la désormais bien connue task force scientifique Covid-19 de la Confédération dont la mission est d'émettre des recommandations au Conseil fédéral sur la base d'un état des connaissances sur le Covid-19, qu'au niveau cantonal. Chaque canton ou presque a également sa propre équipe de crise, comme par exemple le Conseil scientifique Covid-19 de l'Etat de Vaud.

L'omniprésence des scientifiques, certes récente, agace fortement

Cette émergence de la parole des scientifiques est très récente. Pendant des décennies, ils sont restés à l'abri du public. Jusque dans les années 2010, un scientifique était un chercheur et, à trois vaches près, rien de plus. Désormais, la fameuse tour d'ivoire, c'est fini, ou presque. Nombre de spécialistes, surtout issus des sciences naturelles, interviennent dans les médias et émettent des recommandations politiques quand ils ne s'engagent pas carrément dans des débats ou des dossiers qui sont à l'agenda politique.

La science veut se faire écouter, mais certains ne veulent plus qu'on l'entende

Cette situation ne plaît pas à tout le monde, en particulier dans les milieux politiques (de droite) et économiques. Ce samedi 27 février, la Commission de l'économie du Conseil national a donné un coup de pied dans la fourmilière bernoise: la task force doit simplement soumettre ses préconisations au Conseil fédéral, mais ne plus les exprimer publiquement.

Samia Hurst, vice-présidente du groupe de spécialistes, a réagi le lendemain sur les ondes de la RTS:

«La communication ouverte de la task force scientifique et de la communauté scientifique en général est importante pour que tous puissent connaître l'état des connaissances sur la situation, autant que possible, en temps réel.»

Nous avons affaire ici à un clivage gauche-droite très marqué, selon une source du Parlement. Et même à un clivage entre la gauche et le centre d'un côté, et le PLR ainsi que l'UDC de l'autre.

  • A droite toute, on parle d'un risque de dictature sanitaire: les scientifiques prennent trop de place dans la gestion de la crise, il faut les remettre à leur juste place, dans l'ombre.
  • A gauche, on estime que le premier pas vers la dictature est franchi avec cette proposition qui viole, à ses yeux, la liberté d'expression des scientifiques. Ainsi par exemple:
«Il y a une sorte de hold-up de notre Etat de droit de la part de l'UDC et du PLR»
Sophie Michaud Gigon, conseillère nationale (Les Verts/VD) rts "la matinale"

La dictature sanitaire: un vieux thème

Au-delà de la division gauche-droite se nichent deux thèmes importants: celui du rôle de la science par rapport à la politique et celui du risque de glissement totalitaire. Mettez ces deux thèmes ensemble et vous obtiendrez le concept de «biopouvoir» théorisé par le penseur français Michel Foucault... dans les années 70. En bref, un pouvoir détenu par les médecins sur la vie des individus «pour leur bien».

«D’abord un strict quadrillage spatial: le jour désigné, on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison: défense d’en sortir sous peine de la vie. [...] S’il faut absolument sortir des maisons, on le fera à tour de rôle, et évitant toute rencontre. Ne circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la garde, et ‘‘les gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, et font beaucoup d’offices vils et abjects’’.»
Foucault, prophétique dans Surveiller et punir (1975)?

Nombre de personnes sérieuses s'inscrivent actuellement dans un tel sillage. Elles se demandent si tous ces scientifiques, certes indépendants, qui en veulent toujours plus à la politique de ne pas appliquer strictement leurs recommandations, ne seraient pas en train de composer une atmosphère favorable à un Etat guère soucieux des libertés individuelles. Au vu des manifestations, cette préoccupation dépasse largement les domaines économique et politique.

Encore en pleine période de Covid-19, certains scientifiques voient déjà d'un bon œil la création d'une task force climatique. D'où cette question légitime: sur quels autres sujets trouvera-t-on opportun de créer des communautés d'experts pour aiguiller les politiques? Les seconds sont élus par le peuple contrairement aux premiers: l'argument de la droite contre une trop grande mainmise des spécialistes dans les prises de décisions définit bien l'enjeu. Qu'on soit d'accord ou non avec la conclusion qu'en tire la droite actuellement.

Réponse du côté de la task force de la Confédération

Antoine Flahault, membre de la task force fédérale dans le groupe d'experts Santé publique, prête à cette actualité une oreille attentive. Contacté par watson, le professeur de médecine à l'Université de Genève insiste sur le fait que les débats sur la task force et son rôle doivent maintenant avoir cours.

«Nous nous trouvons actuellement, en Suisse, à un stade un peu moins critique de la pandémie que lorsque la courbe était ascendante exponentielle. C’est bien le moment pour pouvoir ouvrir le débat. Il est normal que le parlement reprenne la main dans cette période et que des avis soient émis sur la gestion de la crise et sur la place, le rôle et le fonctionnement de la task force.»
Antoine Flahault, membre de la task force Covid-19 de la Confédération

Quant au risque de «dictature sanitaire», Antoine Flahault remarque également: «le constat n'est pas faux, un peu partout dans le monde, nous sommes privés de certaines de nos libertés; seulement, il ne faut pas se tromper de responsables: le responsable à l’origine de ces mesures liberticides, c’est le virus. Ce ne sont ni les épidémiologistes ni les politiques.»

De plus, le professeur, par ailleurs directeur de l’Institut de Santé Globale de la Faculté de Médecine de l’Université de Genève (ISG), est formel: il serait faux de croire que les avis de la task force ne font l’objet d’aucun débat, d’aucune controverse interne. «Nos positions sont souvent totalement consensuelles, mais font parfois l’objet de discussions internes très vives». Et quand on le lance sur Marcel Salathé, qui a quitté la task force pour fonder un autre groupe car il se dit sidéré par le retard de la Suisse en matière numérique, Flahault salue là aussi l'idée qu'il y ait des approches différentes:

«Je suis un fervent défenseur de la pluralité. Il est bien qu’il y ait plusieurs médias, il est bien aussi qu’il y ait plusieurs avis scientifiques sur un sujet aussi complexe et important que cette crise. La science n’échappe pas à cette exigence démocratique: la pluralité des avis enrichit le débat. Bien sûr, les joutes scientifiques sont fondées sur des données d’observation ou d’expérimentations et non sur de seules opinions, mais il y a souvent une place pour des interprétations différentes qui permettent de mieux éclairer les politiques publiques et d’ouvrir davantage l’éventail des décisions.»
Antoine Flahault, membre de la task force Covid-19 de la Confédération

Voilà peut-être de quoi apporter de la nuance à la discussion. Il n'empêche, la question de la place de la science par rapport à la politique et dans la société en général ne sera certainement pas réglée avec cette crise. Mais c'est au moins l'occasion de l'aborder, si possible sereinement.

Pour aller plus loin

Un historien-star veut un plan politique mondial
A l'occasion d'un long article publié dans le Financial Times, l'historien israélien Yuval Noah Harari, auteur de plusieurs best-sellers dont Sapiens, n'hésite pas à prendre le parti de la science contre la politique, du moins en ce qui concerne la gestion du Covid-19. Selon lui, les progrès de la science ont fait que les épidémies sont devenues des «défis gérables». Seulement, d'après l'historien, s'il y a eu «tant de morts et de souffrances» en 2020, c'est à cause de «mauvaises décisions politiques».

Concrètement, il reproche aux politiciens de trop «se quereller», contrairement aux scientifiques qui ont globalement travaillé collectivement au niveau mondial, en échangeant notamment le maximum de données entre eux. «Si le Covid-19 continue à se propager en 2021 et à tuer des millions de personnes, ou si une pandémie encore plus mortelle frappe l'humanité en 2030, il ne s'agira ni d'une calamité naturelle incontrôlable ni d'une punition de Dieu. Ce sera un échec humain et – plus précisément – un échec politique.» L'historien appelle à la création d'un plan mondial.
Yuval Noah Harari, historien, à la fin de son article «Lessons from a year of Covid» (traduction libre)Financial Times
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Prof gay viré à Zurich: l'effroyable mécanique Samuel Paty
L'intégrisme religieux qui a été fatal à Samuel Paty, celui qui a poussé un proviseur parisien à la démission, comme celui qui vient de coûter sa place à un instituteur zurichois, participent de cette violence qui se drape dans l'offense. Soyons-en conscients.

Des rumeurs d’enfants, des parents qui en rajoutent, une direction d’école qui flanche. Résultat: un professeur d’école primaire poussé à la démission. En Suisse, dans le canton de Zurich. Ici, pas d’accusation de blasphème, mais de corruption de mineurs, aggravée de la circonstance d’homosexualité. Le présent engrenage rappelle celui qui a coûté la vie en octobre 2020 en France à Samuel Paty, ce professeur décapité par un jeune djihadiste tchétchène. Il évoque plus près nous la démission, pour raisons de sécurité, d’un proviseur de lycée parisien, après qu’il eut, conformément à loi, demandé à une élève d’ôter son voile.

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