Ilia et Dima vivent à côté d'un cimetière à Zurich. Lorsqu'ils se lèvent le matin, ils peuvent voir les pierres tombales depuis la fenêtre de leur chambre. Leur trajet quotidien vers l'arrêt de bus les conduit à travers le lieu.
En Russie, la mort faisait également partie de leur quotidien – ou plutôt la peur de la mort. Car en Russie, l'amour peut provoquer beaucoup de haine. Ilia et Dima sont un couple gay et fier de l'être. Ils étaient déjà habitués à l'homophobie, aux messages de haine et aux menaces, jusqu'à ce que la situation s'aggrave. En avril 2021, tout bascule.
Il s'est produit ce qu'ils avaient toujours redouté: être victimes d'un acte de violence homophobe face auquel la police, la politique et le pays tout entier détourneraient le regard. Et devenir la cible de l'appareil du pouvoir s'ils se défendaient. En juin 2024, cela signifie pour Ilia A.: un pas de côté et Mère Russie l'enverra soit en prison, soit sur le front.
C'est pourquoi Ilia et Dima veulent rester en Suisse; or, leur demande d'asile a déjà été rejetée une fois. Depuis leur recours, trois années d'attente dans la peur et l'incertitude se sont écoulées – et rien ne semble bouger.
Ils ont longtemps vécu dans le même pays, mais dans des mondes différents. Ilia (32 ans) est né et a grandi à Saint-Pétersbourg, sa famille vit depuis des générations dans la mégapole. Dima (28 ans) vient d'une petite ville de 14 000 habitants en Sibérie. Sans réception Internet, avec la télévision d'Etat uniquement, soit de la propagande en boucle.
Ilia a été élevé par sa mère, auprès de laquelle il a fait son coming out à l'âge de quinze ans. Elle lui a transmis la confiance en lui-même nécessaire pour être fier de ce qu'il est. Il n'a jamais été question pour lui de se cacher. Dima – en Sibérie – a grandi dans un foyer conservateur. Pendant longtemps, il n'a pas osé parler de sa sexualité avec quiconque. Aujourd'hui encore, sa mère change de sujet lorsqu'il veut parler de son mari. Pas étonnant qu'il ait toujours rêvé de quitter le désert sibérien pour étudier dans une grande ville et vivre avec plus de liberté.
Mais Ilia, qui a pourtant grandi à Saint-Pétersbourg, a remarqué très tôt que cette liberté était limitée. Il voulait changer les choses dans son pays. Il a donc participé à des rassemblements et des manifestations contre la politique de Vladimir Poutine, dénonçant l'hostilité LGBTQIA+ en Russie, tout en s'affichant sur les réseaux sociaux. Son activisme queer s'est encore intensifié en 2019, lorsqu'il a été testé séropositif après une visite chez le dentiste. La clinique, qui a fermé quelques mois plus tard, avait utilisé les mêmes seringues anesthésiantes sans nettoyage sur plusieurs patients. Plus de 20 personnes ont ainsi été contaminées.
Pour Ilia, le virus a également eu des conséquences sociales: Il était soudain non seulement gay, mais aussi séropositif – deux choses plutôt mal vues en Russie. Bien que le VIH puisse être traité et que la charge virale puisse tomber en dessous du seuil de détection – de sorte que l'on n'est plus du tout contagieux –, la maladie est encore souvent rejetée dans son pays comme une «épidémie gay». Pourtant, la Russie a de loin le taux de VIH le plus élevé d'Europe. Un phénomène, documenté par plusieurs études, qui est principalement dû à «la consommation de drogues et aux rapports hétérosexuels non protégés». Mais la stigmatisation demeure. Ilia a donc commencé à informer les gens sur le sujet via les réseaux sociaux. Un des utilisateurs qui suivaient depuis longtemps les expériences d'Ilia sur X n'était autre que Dima. C'est ainsi que leurs chemins se sont croisés.
Avec Dima à ses côtés, Ilia se sent soutenu dans son combat pour les droits des personnes LGBTQIA+. Et son activisme fait mouche: sur Instagram, il a atteint plus de 70 000 followers, et quelques milliers sur X également. Une plateforme d'information locale s'empare même de son histoire, en mars 2021. Mais peu après la publication de l'article, Ilia est submergé par une vague de haine comme il n'en avait jamais connu auparavant.
«Les gens ont commencé à souhaiter ma mort et à m'insulter en pleine rue», raconte Ilia. On a même menacé de venir chez lui; son adresse a été publiée sur Internet. Quelques jours plus tard, Ilia est brutalement battu en plein centre-ville de Saint-Pétersbourg, après qu'une personne inconnue l'a traité de «pédéraste propagateur du Sida». Il a de la chance dans son malheur: seul son nez est cassé lors de l'agression. Mais l'attaque a laissé des traces psychologiques: pendant plusieurs jours après l'incident, les menaces n'ont pas cessé. Ilia et Dima décident de passer les nuits suivantes chez un ami, par peur de retourner dans leur appartement.
Dans cette situation, Ilia cherche à se faire connaître des médias pour montrer ce qui peut arriver en Russie si l'on parle ouvertement de son homosexualité. L'histoire selon laquelle un blogueur gay connu de Saint-Pétersbourg a été battu s'est répandue comme une traînée de poudre. Parce qu'il voulait changer les choses, Ilia a pris le risque de s'exposer à la haine. Il espérait obtenir le soutien de la police: en effet, peu après l'agression, il a déposé une plainte contre inconnu, bien qu'un ami avocat le lui ait déconseillé. Cet avertissement s'est avéré justifié: la police n'a pas enquêté, au motif qu'il n'y avait pas d'enregistrement vidéo.
Mais il y a pire: pour la police, les articles blog et les posts sur les réseaux sociaux d'Ilia sont considérés comme une infraction à la loi anti-propagande LGBT. Il risque donc des sanctions pénales.
Comme la terreur en ligne ne diminue pas non plus et qu'Ilia et son ami craignent la répression policière, ils décident de fuir la Russie. Mais en raison de la pandémie de Covid, il n'y avait presque pas d'avions. Le premier pour lequel ils ont trouvé un billet les a emmenés en Suisse.
Arrivés en terres helvétiques, ils déposent une demande d'asile et sont attribués au centre fédéral d'asile de Zurich. Avec l'aide d'une avocate, ils s'entretiennent avec le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) un mois seulement après leur arrivée. Un mois plus tard, le 1ᵉʳ juillet 2021, la décision d'asile tombe: elle est négative. «Vous ne pouvez pas être reconnus comme réfugiés. Vous êtes obligés de quitter la Suisse», écrit le SEM. Voici le document:
La décision est motivée par le fait que la Russie dispose déjà d'une «infrastructure de protection fonctionnelle avec des organes publics». De plus, le SEM estime que les personnes queer ne sont pas systématiquement persécutées.
Lui et son ami ont donc fait appel de la décision négative. On l'a bien compris, un retour en Russie aurait de graves conséquences pour eux.
Au cours des trois années à peine qui se sont écoulées depuis la décision négative, la situation du couple gay a fortement évolué. D'une part avec la guerre en Ukraine: Ilia a reçu une convocation. S'il retourne en Russie, il devra partir sur le front.
Le deuxième scénario qui l'attend n'est guère plus réjouissant: «Si je ne suis pas envoyé au front, je devrai aller en prison». Pourquoi? Car, en novembre dernier, la Cour suprême du pays a classé le mouvement LGBTQIA+ comme «extrémiste».
Les conséquences de cette situation ne sont pas encore claires, mais on estime que les personnes qui s'affichent publiquement comme queers peuvent être poursuivies en justice et risquent jusqu'à douze ans de prison. Comme Ilia et Dima, qui se sont entre-temps mariés en Suisse, sont des activistes LGBTQIA+ sur les réseaux sociaux et ont donné des interviews dans des médias russes, leur risque d'apparaître sur le radar des autorités est particulièrement élevé.
On sait depuis longtemps que la Russie prend des mesures rigoureuses contre les influenceurs gays. Pas plus tard que l'année dernière, un couple gay a été arrêté pour avoir publié sur YouTube des vidéos dans lesquelles il était question de baisers, de jalousie et de routines communes pour s'endormir. La police les a accusés de «propagande gay». C'est loin d'être le seul cas connu où une personne a été arrêtée en Russie pour soit-disant propagande homosexuelle.
Malgré tous ces risques, on ne sait pas si Ilia et Dima pourront rester en Suisse. Interrogé par watson, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) a indiqué qu'il ne s'exprimait pas sur les cas individuels. Mais il précise qu'en principe, les personnes qui ont à craindre des «inconvénients sérieux» en raison de leur sexualité sont reconnues comme réfugiés.
Un inconvénient sérieux serait par exemple une peine de prison. Concernant la situation en Russie pour les personnes queer, le SEM indique:
Dima et Ilia ne sont pas les seuls citoyens russes en attente d'une décision d'asile: au total, 251 procédures sont en cours en Suisse. Depuis le début de la guerre en Ukraine, 53 personnes russes ont obtenu l'asile, 26 ont été admises à titre provisoire et 359 demandes ont été rejetées. Le SEM ne recense pas combien de ces personnes ont demandé l'asile en raison de leur orientation sexuelle.
Pour Dima et Ilia, la suite est donc incertaine. Ils ne peuvent rien faire d'autre qu'attendre. Selon eux, il est difficile de trouver un emploi quand on peut être expulsé du pays à tout moment. Mais ils ne perdent pas espoir et continuent à se battre pour les droits de la communauté LGBTQIA+. Comme lors de la Pride de cette année, à Zurich, où ils font partie de la campagne. Malgré la situation difficile, ils sont reconnaissants d'être au moins temporairement en Suisse: