«Même la nuit la plus sombre prendra fin et le soleil se lèvera.» Force est de constater que pour certains, comme moi, la nuit dont parle Victor Hugo, est effroyablement et désespérément longue. Je m'appelle Franck*. Je suis un Vaudois de 19 ans, cinquième d'une fratrie de huit, dont six frères et sœurs utérins nés en l'espace de sept ans. En lieu et place du regard bienveillant des parents, de leur amour et de leur protection, autant d'engrais qui font grandir et s'épanouir l'arbre de l'enfance, je n'ai connu que le géniteur qui touche et qui se fait toucher par ses enfants, ses coups et ses menaces, ses cris et ses crises de colère, ses manipulations et ses chantages.
Mes frères, mes sœurs et moi avons toujours entendu dire que nous avions des retards de développement. A l'école, nous étions pouilleux, portions des habits sales et à contre-sens des saisons. Nous faisions pipi dans la culotte. Nous avions tous des problèmes d'élocution et divers troubles de la personnalité. C'est peut-être pour cela qu'il y a toujours eu un aréopage de spécialistes pour nous suivre. Selon ces experts, qui ont touché et continuent de toucher un pognon de dingue avec notre dossier, nos problèmes de langage et notre retard mental sont, accrochez-vous bien, «probablement héréditaires».
Ma vie, c'est la chronique d'une cata annoncée. Oui, le scénario du désastre d'aujourd'hui a été écrit depuis fort longtemps. En 1997 déjà, alors que mes parents n'avaient qu'un enfant, une curatelle a été mise en place car les autorités ont constaté l'évidence: ils n'avaient pas les aptitudes pour prendre soin d'un bébé. En 2001, un an avant ma naissance, l'ancien Service vaudois de protection de la jeunesse (SPJ) a ouvert un dossier sur ma famille. Mes parents sont soupçonnés de maltraitance. A la maison, deux mots rythment notre quotidien: la carence, matérielle, affective et mentale, et le sexe, débridé et échevelé. Nous sommes huit frères et sœurs et, en même temps, couples homo et hétérosexuels. Pour avoir le droit de jouer à la tablette, il faut faire une gâterie à papa. Totale vacuité normative!
Comme vous le savez, les radars de la protection de la jeunesse étaient donc braqués sur ma famille. Mais, ce n'est pas comme sur l'autoroute, malgré les deux décennies d'excès et d'exactions de papa, il n'y a jamais eu de flash. Une de mes sœurs a dénoncé papa en 2004. Rien. En 2007, il y a de nouveaux soupçons d'abus. Mais deux experts se sont prononcés contre le placement de mes sœurs. Ils ont doctement déclaré qu'elles étaient mieux à la maison qu'en institution. Les experts ont vu de la lumière là où il y avait de l'ombre. La Justice de paix a suivi leur avis. On ne contredit pas des experts. En 2013, une de mes sœurs a appelé le 143, La Main tendue, pour dénoncer les abus sexuels de papa. Rien.
Moi, à l'école spécialisée, à la fin des cours, je pleurais car je ne voulais pas retourner à la maison de l'horreur. Mais pour les experts, cette réaction est liée à mes traits autistiques. Une de mes sœurs a lancé un SOS en faisant un dessin avec l'inscription: «Je ne veux plus que l'oiseau vienne m'embêter dans mon lit la nuit». Message trop compliqué à décrypter pour l'école, le SPJ, les psys, les experts et la Justice de paix. Et l'oiseau a pu continuer. Impunément. A chaque fois qu'une assistante sociale commençait à se montrer un peu trop suspicieuse, mon géniteur faisait déménager la famille. Un, deux, trois, soleil...
Alors que l'Etat a dépensé plus de 2,5 millions de francs avec l'équipe pluridisciplinaire et les experts chargés du suivi de ma famille, l'horreur a continué d'élire domicile chez moi. En 2015, n'en pouvant plus, mes deux grandes sœurs ont fini par aller dénoncer papa à la gendarmerie. La police l'a arrêté. Puis, un jour, les autorités judiciaires ont décidé de mettre fin à la détention préventive de papa.
Dans ma famille, quand on voulait «un câlin», on se servait. J'apprends et découvre que, dans la vraie vie, ça ne doit pas se passer ainsi. Surprises et gênées par mes fulgurants élans affectifs, les éducatrices me l'ont répété plusieurs fois. Je commence enfin à comprendre les choses. Je veux m'adapter, m'intégrer dans la société.
Mais il ne faut pas oublier que derrière le corps et les hormones du garçon de 19 ans se cache le cerveau d'un gosse de 10 ans. L'Etat le sait d'ailleurs. C'est pour cela qu'à mes 18 ans, la Direction générale de l'enfance et de la jeunesse (DGEJ), ou l'ex-SPJ si vous préférez, m'a accordé une dérogation pour continuer à me suivre. Puis, j'ai été accusé de viol. Même si j'ai contesté les faits, la DGEJ ne voulait plus entendre parler de moi. Moi, le fils d'un père incestueux dont l'affaire a éclaboussé l'ex-SPJ... Pas question pour l'Etat de subir une nouvelle tempête médiatique. Plus aucun foyer, aucune structure, aucune école spécialisée ne voulait de moi. Le seul endroit où une place était disponible? Une cellule de prison à Orbe (VD).
J'ai été incarcéré en préventive pendant près de trois mois. Jusqu'au moment où, grâce à mon avocate et à quelques bonnes âmes touchées par mon sort, un foyer yverdonnois m'a ouvert ses portes. Au Tribunal, j'ai déclaré m'être arrêté quand j'ai entendu le «non» de la copine. La procureure m'a cru. Elle a requis mon acquittement et mon indemnisation pour la détention subie. Le Tribunal, lui, affirme que je suis coupable. Je viens d'être condamné pour viol.
Mon papa a été abusé par son propre papa. Et ma maman a été abandonnée par sa maman. Papa est en prison. Maman, je ne la vois plus. Il paraît qu'elle a fait plusieurs tentatives de suicide. Je ne vois plus, non plus, les autres membres de ma fratrie. Ni mes trois sœurs, ni mes quatre frères. Je ne sais pas si j'ai les aptitudes pour rebondir. Mais j'en ai envie. J'aspire à une vie normale. J'ai de plus en plus de plaisir à lire des livres. Je veux me cultiver, grandir, m'épanouir...
Aujourd'hui, je suis condamné. Je demande à ce que les vrais responsables de cette déliquescence familiale, marquée par la destruction de huit vies, se regardent dans la glace et fassent leur examen de conscience.
*Prénom d'emprunt