Alors que les contaminations restent encore élevées et que le pic épidémique attendu vient tout juste d'être atteint ou ne l'est pas encore, différents pays européens, à l'instar de la France, desserrent la vis ou prévoient de le faire dans les prochains jours.
Est-ce bien raisonnable alors qu'un certain flou demeure autour d'Omicron? La situation risque t-elle de partir à vau-l'eau avec une flambée de cas, d'hospitalisations et de décès, ou pouvons-nous attendre à ce qu'une fois le pic atteint la décrue s'amorce pour de bon, que les cas graves se raréfient, les décès deviennent exceptionnels? Il n'y a, à l'évidence, pas de réponse simple mais une somme de considérations qu'il importe de prendre en compte.
Voyons ce que nous avons:
Au Royaume-Uni, où la décrue est bien entamée, le pass sanitaire et le masque en intérieur sont relégués au rang de souvenirs, tout comme l'obligation du télétravail. Au Danemark, qui prévoit d'atteindre un pic dans les prochains jours, une levée des mesures sanitaires est programmée pour le 1er février. «La forte adhésion au programme vaccinal s'est révélée être une «super-arme» et elle nous a donné une défense solide contre l'infection qui subsiste. C'est pourquoi le gouvernement a décidé que le coronavirus ne devait plus être considéré comme une maladie menaçante pour la société», a justifié la Première ministre danoise, Mette Frederiksen. La Norvège, la Finlande, l'Espagne et la Suisse ont décidé aussi ou envisagent encore de leur emboîter le pas.
Nos voisins ont-ils perdu la raison? Sommes-nous face à un aveu d'impuissance devant la contagiosité d'Omicron, couplé au sentiment qu'il n'est après tout pas trop virulent? Ou l'Europe capitule-t-elle devant l'adversité, renonçant à se battre contre un virus sournois qui n'a peut-être pas dit son dernier mot? L'hypothèse médiane nous semble celle qui prévaut dans les chancelleries de la vieille Europe.
Évaluons la situation sous tous les angles en essayant de peser le pour et le contre. Gardons-nous d'abord de jugements à l'emporte-pièce mais reconnaissons que les mesures en vigueur un peu partout en Europe n'ont pas empêché un nombre record de contaminations. Le pass sanitaire ou vaccinal, qui reste une mesure d'exception, parce que liberticide et contraignante, semble peu efficace pour empêcher les personnes de se contaminer, du moins avec Omicron.
Le télétravail est assez peu appliqué mais il ne rencontre pas l'adhésion de tous les salariés non plus. Ce que nous voyons comme des «demi-mesures» sur le plan de leurs performances sanitaires sont aussi des mesures qui restaient inimaginables hors période de menace épidémique avant 2020 et qui entravent nos libertés individuelles. Elles ne sont acceptables que si elles sont au moins réellement efficaces. Il apparaît que le seul gouvernement qui semble aujourd'hui encore espérer contenir Omicron (et pour combien de temps?) est celui de la Chine, qui déploie des mesures sanitaires extrêmement contraignantes avec des confinements stricts, des limitations de circulation, des tests systématiques et obligatoires? Ce sont des mesures que nous pourrions peut-être encore supporter s'il émergeait un variant extrêmement virulent, induisant un fort taux de mortalité, mais on sait aujourd'hui que ce n'est pas le cas pour Omicron.
Est-ce un pari risqué que de ne plus considérer le Covid-19 comme une maladie menaçante pour la société? Est-ce un pari risqué d'arrêter de tester/tracer/isoler et de ne plus miser que sur la vaccination et la prescription d'antiviraux et d'anticorps monoclonaux pour les personnes immunodéprimées et vulnérables qui viendraient à tomber malades?
Évaluons d'abord les risques de cette politique du lâcher prise.
N'est-ce pas, en premier, le risque de laisser de côté les personnes vulnérables parce qu'immunodéprimées ou immunosénescentes qui sont de fait à risque de formes graves? En filigrane, la levée des mesures pour ces personnes implique qu'elles devront elles-mêmes se soustraire à toute interaction sociale et compter sur leur bonne volonté pour s'auto-confiner pour un temps indéterminé, sauf à prendre un risque accru de se contaminer auprès de leurs proches ainsi que dans les transports, les espaces clos, les bars et les restaurants.
Le problème est un peu plus complexe, car ces personnes à risque ne sont pas très protégées actuellement par le pass vaccinal dans les restaurants, les bars ou les discothèques. Peut-être que la levée des jauges leur sera défavorable, mais peu de contaminations ont été rapportées dans les lieux de culture ou de manifestations sportives, où c'est davantage la troisième mi-temps, celle des bars et des brasseries, qui est la plus à risque, avec ou sans pass.
Bon, reconnaissons l'argument un peu spécieux ici, on aurait pu leur réserver une priorité sans être contraints de lever toutes les mesures pour autant!
Il nous faut aussi penser aux enfants, dont beaucoup ne sont pas encore vaccinés ou non éligibles à la vaccination et donc non protégés contre les formes graves de Covid et ses complications tardives. Les taux d'hospitalisations pédiatriques pour Covid atteignaient fin janvier des records en France et en Europe. Comme le note Santé Publique France: «Depuis la semaine 49 de 2021 et surtout au cours de ces trois premières semaines de 2022, on observe une très nette augmentation du nombre des cas de PIMS [syndromes inflammatoires multi-systémiques pédiatriques].» La levée des restrictions risque davantage d'exposer les enfants au Covid et donc à plus de formes graves, de complications, d'hospitalisations et même de décès.
Un autre aspect non considéré dans la levée des mesures sanitaires est le risque de Covid longs. Le regard des autorités et de la plupart des experts étant braqué surtout sur les hospitalisations, voire sur les seuls lits de réanimation, ils en oublient souvent les personnes qui contracteront un Covid bénin à modéré mais devront vivre avec des séquelles parfois invalidantes pendant des mois ou plus.
Et, si 5 à 15% des personnes atteintes de Covid développent des séquelles à long terme, on voit bien que face à des contaminations de masse, on risque vite de se retrouver face à un problème de santé publique majeur ainsi qu'à des drames individuels tant on connaît l'impact des maladies chroniques sur les personnes qui en souffrent, sans parler des conséquences économiques et sociales liées aux handicaps qui en résultent.
Par la suite, si le Covid se manifeste par des formes considérées comme bénignes, il faut bien voir que l'absence de gravité ne signifie pas absence de symptômes. Même si l'obligation d'isolement des cas positifs était levée, les personnes infectées se verraient consulter un médecin, prescrire un arrêt de travail et des médicaments symptomatiques. On devine, tant que les cas se comptent par centaines de milliers, le poids économique mais aussi l'impact sanitaire puisque, parmi elles, nombre de professionnels de santé. Nombre aussi de professionnels de l'éducation. La levée des mesures, si elle devait s'accompagner d'un surcroît de contaminations pourrait donc s'avérer plus que tendue à de nombreux niveaux.
Mais donnons aussi la parole à la défense, c'est-à-dire à ceux qui prônent les allègements actuels. Commençons par voir d'où ils viennent. Tout d'abord, remarquons que ce ne sont pas des gouvernements que l'on pourrait soupçonner de vouloir alléger les contraintes sanitaires sous la pression corruptrice de leurs milieux économiques.
Les premiers à vouloir le faire sont trois pays nordiques, le Danemark, la Finlande et la Norvège. Des États parmi les plus vertueux et les plus performants d'Europe depuis le début de la pandémie, avec une mortalité par Covid cumulée depuis le début de la pandémie respectivement de 64, 35, et 27 décès pour 100'000 habitants, soit 3, 5 et 7 fois moindre que celle de la France (191 décès pour 100'000 habitants), ce n'est pas rien! La vague Omicron les frappe de plein fouet aujourd'hui, à un niveau de contaminations près de deux fois supérieur au Danemark à celui de la France et une mortalité voisine, alors qu'en Norvège et en Finlande, les contaminations sont bien moindres qu'en France, et la mortalité aussi.
Les Britanniques sont, sans surprise, aussi du côté des «allégistes». En revanche, ils n'affichent pas une performance très brillante dans cette pandémie, avec une mortalité supérieure à celle de la France, mais à la différence du Danemark et de la Norvège, le Royaume-Uni (et aussi la Finlande) sont en rapide décrue épidémique et on peut entendre qu'ils envisagent d'alléger les mesures. En revanche, en pleine croissance épidémique, les Danois et les Norvégiens semblent un peu à contre-temps en annonçant la levée de toutes leurs mesures sanitaires.
Leurs arguments sont qu'ils entendent bien les risques listés ci-dessus, mais pour eux, il faut se rendre à l'évidence, les mesures qui étaient efficaces contre les précédents variants ne le sont plus vraiment contre Omicron. Ils misent sur le vaccin, non pas tant pour enrayer les contaminations que pour réduire les risques de formes graves. Ils pensent que personne ne sait enrayer aujourd'hui l'épidémie Omicron, à part (peut-être?) un gouvernement autoritaire comme celui de la Chine.
On sait aujourd'hui que les personnes triplement vaccinées réduisent leur risque de décès de 99% et celui d'hospitalisation de 97%. Elles réduisent aussi le risque de symptômes du Covid long de 50 à 65%. C'est donc bien sur la vaccination qu'il faut investir pour protéger les individus, or au Danemark plus de 84% de la population est vaccinée, et plus de 50% a reçu trois doses, dont presque toutes les personnes à haut risque.
Il reste les enfants. C'est le segment le moins vacciné de la population et les plus petits sont même non éligibles à la vaccination. Mais qui préconise de fermer les écoles pour éviter les transmissions? Le Danemark et la Norvège vont lever l'obligation du port du masque, y compris à l'école, peut-être n'était-ce pas leur meilleure décision, en pleine ascension de la courbe épidémique et de forte circulation du virus dans les écoles.
Les Suisses veulent aussi prendre la même décision. Le Danemark est-il un pays libertaire, qui fuirait les contraintes sanitaires de l'Union européenne? Il faut se rappeler qu'il a été le premier pays à confiner sa population en mars 2020, juste après l'Italie, alors que les Danois ne déploraient que leur premier décès par Covid à cette époque. Les gouvernements français et britannique ont confiné plus tardivement leur population, pour éviter le risque de saturation de leurs hôpitaux, alors qu'ils avaient enregistré plusieurs centaines de décès. Les Danois ont été les premiers à introduire le coronapass, en avril dernier. Donc le gouvernement danois n'est certainement pas à classer parmi les risque-tout de la gestion de cette pandémie.
Nous pensons que cela vaut la peine d'au moins écouter leurs arguments. Ils sont au nombre de trois, on les a déjà évoqués.
Premièrement, Omicron est majoritairement bénin.
Deuxièmement, la population est fortement protégée contre les formes graves d'Omicron grâce au vaccin.
Troisièmement, le pays a la capacité hospitalière pour faire face. Pour toutes ces raisons, le pays pense qu'il n'y a plus lieu de recourir à des mesures d'exception pour gérer cette nouvelle phase de la pandémie. Il souhaite normaliser à nouveau la situation.
La décision danoise n'a pas été prise par la seule Première ministre du gouvernement. Sur avis de l'Epidemikommissionen, composée d'experts du gouvernement, et après concertation avec le parlement et sa commission sur la pandémie, la décision a été collégiale. Elle est d'ailleurs plutôt soutenue par la communauté scientifique danoise et la population accorde, depuis le début, une grande confiance à ses autorités pour la gestion de cette crise.
Nous ne lancerons pas d'anathème à Mette Frederiksen. Nous ne lui reprocherons pas de s'être ralliée à la Great Barrington Declaration, l'insulte suprême du moment sur les réseaux sociaux lorsque l'on souhaite taxer les allégistes de capitulants parce qu'ils décident de lever les restrictions. La gestion politique de la crise est compliquée depuis le début. On ne doit certainement pas baisser les bras dans la lutte contre cette pandémie.
On doit continuer à chercher par tous les moyens à protéger les personnes les plus vulnérables par la vaccination en menant une politique «d'aller vers», le remboursement des masques FFP2 et la prescription d'antiviraux et d'anticorps monoclonaux en cas de contamination -anticorps monoclonaux dont il faudrait réduire le coût pour les rendre aussi accessibles que possible dans les pays plus pauvres qui ne peuvent les offrir à leur population. Aujourd'hui, un traitement coûte environ 2'000 euros, mais il faut en plus l'infrastructure hospitalière pour l'administrer, la disponibilité d'infirmières et de médecins, dans un environnement hospitalier déjà sous tension.
On a bien sûr besoin que soient rapidement développés des vaccins pour les plus jeunes enfants et qu'une campagne de vaccination soit davantage promue par les pédiatres qui se sont jusque-là montrés plus que timides en la matière. Cette pandémie apprend à nos sociétés l'importance de l'agilité.
Peut-être bénéficierons-nous d'un répit de plusieurs semaines ou de plusieurs mois, ou peut-être pas. Nous avons eu un mois entre la troisième vague et la quatrième (entre le 15 juin et le 15 juillet dernier). Nous avons eu trois semaines entre la quatrième et la cinquième. Nous n'avons eu aucun répit entre la vague Delta de cet automne qui a connu son pic le 15 décembre dernier et la vague Omicron qui a démarré à cette période. Si nous avons la chance d'avoir un peu de répit après celle actuelle d'Omicron, et que l'étau se desserre un peu sur les hôpitaux et le système de santé, alors nous partageons qu'il faudra savoir en profiter le plus rapidement possible et le plus longtemps possible.
Mais l'agilité sera aussi de savoir remettre les mesures aussitôt que nécessaire. Ce ne sera pas chose facile. Les Français n'ont pas osé lever les restrictions pendant leurs trois semaines de répit de la rentrée. Les Danois, si. Les deux pays ont connu la vague Delta de l'automne, avec la même force et à peu près la même chronologie. L'agilité danoise a donc plutôt été payante, mais pour un temps très court et la population a éprouvé des difficultés à revenir aux restrictions en novembre, comme aux Pays-Bas pendant les vacances de Noël.
L'agilité, c'est de gérer ces vagues comme les marins gèrent le mauvais temps en mer. Lorsqu'il y a avis de tempête, on rentre au port, on ferme les voiles, on arrime tout ce qui peut se casser à bord, on protège ses équipiers. Dès l'accalmie, on peut ressortir sur le pont, on remet toute la voilure, on ôte les gilets de sauvetage et les harnais de sécurité, on revit sans entraves, tout en sachant que c'est la mer qui commande, c'est elle qui a le dernier mot.
L'agilité, c'est conserver ou promouvoir, tant que le virus circule, les mesures qui ont un réel effet comme le port du masque FFP2 en intérieur. Pour reprendre l'analogie maritime, lorsque le marin rentre au port, il cherche à améliorer les qualités et la robustesse de son navire. Il renforce la coque, choisit des matériaux plus performants, modifie éventuellement la conception du gréement. De même, on pourrait viser à réduire les risques de contaminations des virus respiratoires qui, comme le coronavirus, se propagent par les aérosols contaminés de nos microgouttelettes de respiration, en milieux clos et mal ventilés.
On devra chercher à améliorer la qualité de l'air intérieur dans le bâti et les transports publics. Si l'on rendait l'air intérieur de la qualité de l'air extérieur, sur le plan du risque de contamination microbiologique, on peut espérer réduire de 99% les contaminations par coronavirus ou par virus de la grippe, quels que soient les variants passés, présents et à venir. Cela mérite peut-être notre réflexion et nos investissements, non? Face à l'incertitude, la flexibilité et la résilience restent nos meilleurs atouts.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original