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Votations 2022: «Le Röstigraben peut créer une logique de domination»

Fait notable, toutes les parties latines du pays, y compris dans les cantons bilingues, ont rejeté la réforme de l’AVS.
Fait notable, toutes les parties latines du pays, y compris dans les cantons bilingues, ont rejeté la réforme de l’AVS.

Röstigraben: «Il y a un risque d’entrer dans une logique de domination»

Professeur honoraire de sciences-politiques à l'Université de Lausanne, René Knüsel analyse en termes culturels la coupure nette entre latinophones et germanophones sur la votation sur l'AVS, acceptée de justesse dimanche.
26.09.2022, 06:2426.09.2022, 11:53
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A une très courte majorité (50,6%), les Suisses ont dit «oui» à la réforme de l’AVS. Mais, fait notable, toutes les parties latines du pays, y compris dans les cantons bilingues, ont rejeté ce texte, faisant apparaître un très net röstigraben, si l’on excepte les cantons de Bâle-Ville et de Schaffhouse, les seuls de Suisse alémanique à avoir voté «non». Le politologue romand René Knüsel a répondu aux questions de watson.

Comment interprétez-vous le röstigraben très net sur la réforme de l'AVS?
René Knüsel:
La première réponse qu’on peut apporter, et elle est assez constante dans l’histoire des divergences entre communautés linguistiques sur certains objets fédéraux soumis à votation, c’est la représentation que ces communautés se font de l’Etat social. Et s’il est un objet qui relève de l’Etat social, c’est bien l’AVS.

«Les latinophones, soit les Romands et les italophones du Tessin et des Grisons, ont interprété cette réforme de l’AVS comme un retour en arrière, comme la remise en cause d’un acquis, incarné ici par l’âge d’accès des femmes à l’AVS»
René Knüssel en 2020
René Knüsel.Image: DR

Ce n’est probablement pas tant la question d’une injustice qui serait faite aux femmes, qui a mobilisé le vote côté latinophone, que le sentiment d’avoir affaire à un démantèlement d’un acquis social pour tous. C’est surtout sur ce point que les opinions, selon moi, ont divergé.

«Pour les Alémaniques, c’était l’inverse. Cette réforme représentait pour eux une consolidation de l’AVS, et non pas son affaiblissement»

Culturellement, en Suisse, sur quoi se base le rapport différent à l'Etat social des germanophones et des latinophones?
Fondamentalement, il se base sur la place respective de l’individu et de l’Etat, sur la notion de responsabilité, celle que chacun doit assumer. La question qui se pose alors, est: qu’est-ce qui relève de l’individu, qu'est-ce qui relève de l’Etat? Lorsqu’on demande à de futurs retraités comment ils envisagent matériellement leur retraite, s’ils ont fait tous leurs calculs, les Romands sont généralement peu au fait de ces choses. Cela peut paraître un peu caricatural, mais on s’aperçoit, dans des travaux de recherche, que, pour le Romand lambda, l’Etat va pourvoir aux besoins, avec cette espèce de vision, chez lui, qu’avec le premier et le deuxième pilier, il sera à l’aise.

Et qu'en est-il de l'Alémanique?
En Suisse alémanique, lorsque la même question est posée, ce n’est pas du tout cela qui ressort. Les germanophones sont davantage au courant de ce qu’ils percevront à la retraite en termes d’ordres de grandeur. Autrement dit, la responsabilité laissée par les Alémaniques à l’Etat sur la question des retraites est moindre qu’elle ne l’est chez les Romands, observe-t-on. On accorde en Suisse romande un rôle beaucoup plus grand à l’Etat. Par conséquent, toute soustraction effectuée dans les moyens alloués à l’Etat social est perçue comme une atteinte à l’ensemble de l’édifice. A l’inverse, tout apport nouveau est perçu comme une consolidation. Les latinophones, à l’inverse des germanophones, ont dans leur majorité jugé le passage de 64 à 65 ans de la retraite des femmes comme une dégradation de l’Etat social.

Quelles autres votations sur des questions sociales ont donné lieu à un tel röstigraben?

«L’assurance-maternité est un exemple emblématique et l’on pourrait élargir cette question à tout ce qui a touché en Suisse à l’intégration des femmes au travail»

L’assurance-maternité, donc, avant son acceptation par le peuple en 2004 au terme d’un marathon de plusieurs décennies, a également opposé des fronts à peu près identiques entre communautés linguistiques. Cela s’observe aussi avec l’assurance-maladie. Sur la question sociale, nous sommes en Suisse romande plus proches, et cela peut paraître paradoxal, du modèle bismarckien, prussien, apparu au milieu du 19e siècle, qui prévaut aujourd’hui en France et en Italie, par exemple, et qui est celui d'un Etat doté d'un appareil social relativement fort.

Ce n'est pas le cas des Alémaniques?
Les Alémaniques sont plus proches d’un modèle libéral de type anglo-saxon. Il s’agit donc, chez les latinophones suisses, de faciliter l’insertion des individus dans l’Etat social, alors que chez les Alémaniques, pour parler globalement, la méfiance est de mise face à ce dernier, réputé interventionniste. Ainsi la caisse maladie unique aura très peu de chances d’être acceptée en Suisse alémanique, alors qu’en Suisse romande, on est plutôt d’avis qu’une caisse unique fera mieux le job qu’une caisse privée.

«A noter que sur les questions sociales, les métropoles alémaniques, moins marquées par les aspects ethnoculturels, font souvent exception par rapport au reste de la Suisse alémanique»

Quel rapport les Alémaniques entretiennent-ils dans leur majorité avec la sphère privée, possible champ d’intervention de l’Etat social?
On peut prendre ici l’exemple de la place de l’homme dans la sphère familiale.

«Ce qu’on constate, c’est que l’image de l’homme comme chef de famille perdure bien plus chez les Alémaniques qu’ailleurs en Suisse»

Ces dernières années, l’Etat s’est davantage imposé au sein de cette relation, via la nouvelle loi sur les APEA (Autorité de protection de l'enfant et de l'adulte). Cela a donné lieu en Suisse alémanique à un profond changement législatif, ce qui n’a pas été le cas en Suisse romande.

Qu'est-ce qui s'est passé?
Il y a eu de très fortes résistances dans des cantons alémaniques contre cette loi fédérale. Résistance au niveau des Chambres fédérales, dans des milieux germanophones, sur des questions touchant à la violence dans l’éducation.

«La gifle est ainsi davantage tolérée en Suisse alémanique qu’en Suisse romande»

On ne parvient pas à faire passer de loi au niveau fédéral qui interdise le recourt à la gifle dans une pratique éducative.

Pourquoi?

Dans la partie alémanique, on considère que cette pratique relève de la sphère familiale et que chacun est libre d’y avoir recours, bien évidemment avec des limites. Mais le sens ici est que l’Etat n’a pas à s’immiscer dans la famille. La difficulté qu’a eue la Suisse à se doter d’une assurance-maternité, qui met en jeu qui plus est le corps de la femme, renvoie à la même logique.

Le röstigraben, lorsqu’il se manifeste comme ce dimanche sur la question de l’AVS, mine-t-il momentanément, durablement l’entente confédérale?
Quand ces cassures territoriales et linguistiques se répètent, que ce soit sur des questions sociales ou militaires, le risque existe d’entrer dans une logique de minorisation ou de domination.

Que voulez-vous dire?
Il y a une vingtaine d’années, j’ai fait une thèse sur cette question, qui portait le nom suivant: «Les minorités ethnolinguistiques autochtones à territoires». Ce qui m’intéressait, c’était de voir si, à certaines périodes, l’on assistait à des systématiques. On a connu deux périodes très sérieuses. La première, celle dite du Kluft, soit le fossé entre francophones et germanophones en Suisse durant la Première Guerre mondiale, les premiers prenant partie pour la France, les seconds pour l’Allemagne, période durant laquelle les votations firent apparaître ce clivage. La deuxième période est celle du conflit jurassien, qui va des années 1970 au début des années 1990, durant laquelle on a observé une concentration exceptionnelle de votes et donc de signes qui montraient qu’on n’avait plus seulement affaire à des divergences, mais à un schéma oppositionnel, la votation de 1992 sur l’Espace économique européen en est une manifestation.

«A ces époques, les thèmes politiques sont vus sous l’angle d’une possible domination ou minorisation de la minorité linguistique»

Comment le Conseil fédéral gère-t-il le röstigraben lorsqu'il se présente?

En règle générale, le Conseil fédéral minimise les choses. La presse, elle, aura tendance à mettre l’accent sur d’autres clivages: rural-urbain, femmes-hommes, etc. Or, dans le cas présent, celui de la votation sur l’AVS, on ne dispose pas vraiment de preuves pour dire que les causes du résultat de dimanche sur cet objet sont ceux d’un fossé entre hommes et femmes, pas plus qu'entre villes et campagnes. Le Conseil fédéral, lui, dira qu’une frontière certes se dessine sur le vote AVS, mais que ce qui compte, ce ne sont pas les majorités de part et d’autre de la frontière des langues, mais la majorité générale.

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