Après avoir subi le chantage d'une femme contre laquelle la police bernoise a envoyé son unité d'élite; après s'être fait intercepter par l'armée de l'air française pour non-communication alors qu'il volait à titre privé dans un avion de plaisance; après que des antennes 5G ont disparu de sa commune alors que sa signature figurait sur une liste d'opposants; une nouvelle affaire Berset secoue la politique suisse en ce début d'année 2023.
Comment appeler celle-ci? Covid-leaks — Corona-leaks en v.o. alémanique? Pas très original, mais allons-y: «les fuites Covid». Le Département fédéral de l'intérieur, dirigé par le Fribourgeois, aurait divulgué de nombreuses informations confidentielles sur les mesures anti-Covid durant la pandémie.
Blick semblait, en effet, disposer de plusieurs informations de premier plan en primeur et surtout, qu'il révélait avant les canaux officiels. Ce serait Peter Lauener, proche de Berset et son ex-chef de la communication, qui aurait donné ces informations à nul de moins que le patron de Ringier lui-même, Marc Walder. L'entreprise dément formellement.
La politique suisse n'avait plus vu de pareils rebondissements depuis des années. Pour essayer d'y voir plus clair, nous sommes allés poser quelques questions à René Knüsel, professeur honoraire et politologue à l'Université de Lausanne.
Le monde politique helvétique n'est pas habitué à une pareille et unique fuite d'infos. Qu'est-ce qu'une affaire de cette ampleur révèle de la Suisse moderne?
René Knüsel: Que notre système politique n'est pas imperméable, malgré ce qu'on peut penser! C'est sûr que le système suisse est un peu moins habitué à ce genre d'affaires que d'autres pays voisins. Mais ce n'est pas une première. Lorsque Pascal Couchepin et Christoph Blocher siégeaient au Conseil fédéral, dans les années 2000, il y avait de nombreuses fuites dans la presse sur différents sujets, y compris sur le fonctionnement du gouvernement lui-même. Cela vaut pour la collégialité.
Le Covid a déchaîné les passions et nous avons eu, durant de longs mois, les mêmes autorités publiques et le même personnel politique qui mettaient en place des scénarios, puis le Conseil fédéral devait prendre une décision. Ce qui est étonnant ici, c'est qu'un canal vers un média en particulier soit systématiquement privilégié.
Revenons à la collégialité: était-ce une manière pour le département de Berset pour faire pression sur le reste du Conseil fédéral? Par exemple, pour ne pas le citer: Ueli Maurer?
Faire pression de manière détournée peut-être, en diffusant des informations difficiles à démentir par la suite. Un collège est dynamique, il y a toujours des oppositions, cela peut venir de Berset comme d'autres conseillers fédéraux. Nous n'aurons certainement jamais cette information, à moins que l'un des sept Sages l'écrive dans ses mémoires! Mais obliger ses collègues à se positionner en utilisant une information acquise pour une partie du public est un scénario possible. Est-ce une manière de mettre untel ou l'autre devant le fait accompli?
Qui aurait eu le plus d'intérêt à exploiter une telle fuite? Alain Berset, son département et son entourage, pour maîtriser son agenda politique? Ou Ringier, pour avoir la primeur des infos dans son Blick?
Il faut voir la situation de façon large: chaque partie a pu tirer un intérêt d'une telle situation.
Il est difficile d'avoir un effet spécifique sur le public, même avec une fuite maîtrisée. Pour un média, il me semble évident que la primeur d'une information est un élément économique important ou de prestige. Y a-t-il eu des traitements de faveurs sur certains sujets peu connus au sein du même média?
Des collaborateurs du Département fédéral de l'Intérieur, le Conseil fédéral dans son ensemble, voire d'autres conseillers fédéraux ont aussi pu en tirer un avantage, ce n'est pas une piste à écarter.
Si cette fuite est avérée, on peine à croire qu'Alain Berset ne se serait rendu compte de rien. Qu'en pensez-vous?
Il a certainement dû être interpellé à un moment ou à un autre. Maintenant, quel rôle a-t-il joué?
Si ça a été fait dans son dos, par exemple, via un tiers qui pensait bien faire, l’affaire serait moins dommageable pour lui, exception faite d’une absence de maîtrise. Y a-t-il eu des demandes d'investigations à l'interne à propos de ces fuites? Il ne faut pas oublier que Berset et son entourage étaient sous une pression énorme durant la pandémie. Et en tant que membre d’un exécutif, on compte sur une poignée de personnes de confiance à qui on délègue des tâches, on ne peut pas tout faire soi-même.
Une enquête parlementaire pourrait-elle avoir lieu pour investiguer sur cette affaire?
Si c'est le cas, se développera d'abord un volet politique et politisé de cette affaire. Une commission parlementaire, c'est la manière d'exploiter au mieux une information pour affaiblir un adversaire politique.
Et à dix mois des élections fédérales, on est en campagne. Cela pourrait salir Berset — qui reste, malgré toutes ces affaires, très populaire au sein de la population — comme le PS, qui n'avait pas besoin de ça alors qu'il risque peut-être un de ses sièges face à l'appétit des Verts.
L'appel à la démission n'est pas dans les habitudes politiques de la Suisse. Pourtant, des exceptions existent, comme celle de la conseillère fédérale Elisabeth Kopp, en 1989 (pour un cas de... fuite d'informations). Si les faits sont avérés, Alain Berset pourrait-il être poussé à la démission?
Il sera poussé à la démission, soit volontairement, soit par son parti ou ses collègues du Conseil fédéral. Et il ne faut pas non plus oublier que nous faisons ici face à un président de la Confédération, tout cela serait très lourd de symbole.
Par contre, si une commission d'enquête est créée, en verra-t-on les résultats avant les élections fédérales? Le résultat de celles-ci sera décisif et on peut penser que si le Parti socialiste en ressort affaibli, Alain Berset pourrait ne pas être réélu dans la foulée des élections fédérales.