«La honte. C'est la honte. La honte!» C'est probablement le mot que le rédacteur en chef de la télévision genevoise Léman Bleu a répété le plus souvent, dimanche. On exagère à peine. A la barre d'une ambitieuse émission politique, réalisée en direct et déployée dans le cadre de l'élection du Conseil d'Etat du bout du lac, Jérémy Seydoux s'est vu interrompre par un activiste flanqué des couleurs d'Extinction Rebellion. Les résultats des urnes tombaient dru quand le jeune homme, sans micro, a fait irruption sur son plateau pour se coller la main droite sur le pupitre principal.
La séquence est courte, mais a passablement marqué les esprits. Durant deux minutes, le jeune rédacteur en chef a gardé l'antenne, ces invités face à lui, tout en se dépatouillant avec ce que l'on appelle dans le métier les aléas du direct.
Si cette technique militante de la main collée sur une surface (bitume, œuvre d'art...) n'est plus une nouveauté, elle est plutôt inédite sur un plateau de télévision suisse. Revendiquée par le mouvement Extinction Rebellion, qui se dit notamment «choqué par le désistement de la droite genevoise pour le seul débat concernant l’urgence climatique», l'action visait «à prononcer un discours sur l’urgence d’agir hors des clivages politiques». Selon leur communiqué, diffusé dimanche, le militant a été entendu, en garde à vue, «pendant une heure».
Nous avons lancé un coup de fil au rédacteur en chef de Léman Bleu histoire de revenir, à froid, sur les événements.
Durant les premières secondes de cette séquence, on vous voit opérer un brusque mouvement de recul. Vous avez eu peur?
Jérémy Seydoux: Oui, sur le moment, j'ai eu peur. Au début, j'ai vraiment un mouvement de panique. Je vois ce Monsieur qui surgit derrière moi et qui sort un flacon. Je pensais qu'il allait me jeter de l'acide au visage. Il faut comprendre que l'on a un passif à Genève, des gens qui se sont fait entarter, des élus menacés de mort. Ce n'était pas simplement le manifestant traditionnel qui vient pousser son coup de gueule, comme on en a à chaque élection.
La peur a rapidement laissé sa place à l'agacement.
Quand il a collé sa main, j'ai compris que c'était Extinction Rebellion et que j'allais potentiellement devoir passer la journée avec ce Monsieur, ça m'a profondément énervé.
Pourquoi?
Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que c'est une prise d'otage d'une émission démocratique.
Vous répétez un mot à plusieurs reprises...
La honte?
Oui, voilà, «la honte».
Disons que c'est un moment qui aurait très bien pu être volé à Genève, aux Genevois, aux électeurs. Nous étions dans le dernier chapitre d'une élection importante, qui a d'ailleurs réuni une participation très forte aux urnes, d'un événement démocratique très attendu par les citoyens. Ils ont fait l'effort d'aller voter. Ce plateau, c'est un moment pour le peuple, un moment démocratique.
A chaud, vous avez d'ailleurs largement laissé s'exprimer votre propre opinion personnelle sur ce type d'actions. Un réflexe?
Oui, je pense qu'à un moment donné, ça a éclaté. Mais je le redis sans problème: je condamne ces méthodes, car je considère que ce n'est pas ainsi que l'on fait de la politique. Je suis un homme démocrate et si je fais le métier de journaliste, c'est précisément parce que j’ai confiance en nos outils démocratiques. En général, je ne le dévoile pas facilement, mais je ne pense pas prendre trop de risques en donnant mon avis sur ce genre de démarche. J'assume.
Durant l'incident, on peut entendre des huées qui s'échappent du public. Comment décririez-vous l'atmosphère qui régnait sur votre plateau?
Sur le moment, il y avait un tel degré d'énervement autour de moi, que si le Monsieur était resté quelques minutes de plus, le problème inverse se serait rapidement posé.
C'est-à-dire?
Il aurait fallu le protéger, lui, du public. Un public qui, je peux vous l'assurer, était dans un état de colère dix fois supérieur au mien.
Sur les réseaux sociaux, on vous a reproché d'être entouré de «petits bourgeois» d'ordinaire peu émus par la cause défendue par les militants climatiques. On peut notamment lire sur Twitter: «Pouah! Un gueux! Qu’est-ce que c’est que ce binz?»
Il faut savoir que les militants de gauche étaient encore en train d'attendre les résultats définitifs. Et les partisans étaient derrière les pupitres avec des drapeaux et, derrière moi, il y avait surtout des badauds, du public, des grappes de gens qui passaient par là.
Sur Twitter toujours, vous précisez que le jeune homme en question avait eu la parole sur votre antenne, une semaine plus tôt. C'est une autre raison de votre agacement?
Nous avons toujours donné la parole à tout le monde sur notre chaîne, laissé les avis s'exprimer et posé toutes les questions sur la table. C'est un gros travail qui a été abattu par nos équipes pour susciter cet engouement démocratique. Dix jours avant, ce Monsieur était dans l'un des sujets du journal, précisément dédié à l'absence de la question climatique dans la campagne.
Le buzz, parlons-en: on peut dire qu'il est réussi, non?
Oui, ce Monsieur a fait son buzz international. Les images ont rapidement fait le tour de la planète, l'agence AP nous a écrit, Reuters voulait les images, BFM TV aussi. Bon... la séquence fera les bêtisiers et ça va me suivre pendant des années, voilà tout.
Que se passe-t-il dans votre tête pendant deux minutes?
On est dos au mur! Tout va très vite. Il faut tout de même réaliser que si le moment a été très intense, il est extrêmement court. J'aurais pu faire des gags ou arrondir les angles, mais si je n'avais pas pris la parole fermement, on aurait très bien pu me reprocher de légitimer l'intervention. La position des Verts est d’ailleurs ambigüe sur cette question et je considère que c'est un problème.
Techniquement, comment gère-t-on ce type d'événement en direct? Vous aviez le réalisateur dans votre oreillette?
A la fin du direct, mon chef d'édition m'a dit qu'ils ont simplement suivi mes instructions. Quand j'ai dit à ce Monsieur "je refuse de coanimer cette émission avec vous", ils ont immédiatement basculé d'angle, ils l'ont sorti du cadre.
Et vous avez ensuite proposé d'amener un micro au militant.
Les techniciens, qui étaient encore plus en colère que moi, ont très vite trouvé du dissolvant et sont venus sur le plateau pour décoller le Monsieur.
Vous allez renforcer la sécurité durant les prochaines émissions décentralisées et en direct?
Nous devons encore débriefer l'événement au calme, à l'interne, mais il n'est pas non plus question que j'anime désormais des débats devant une grille de sécurité, ça n'a pas de sens. C'est fâcheux, car Léman Bleu a toujours eu à cœur de se rendre accessible. C'est un lien de confiance que l'on tisse depuis de nombreuses années avec le public.
C'est ce qu'on appelle un «moment de télé». Certains observateurs affirment que vous auriez pu continuer l'émission en quittant simplement votre pupitre et rejoindre vos invités.
Un incident de moins de trois minutes, sur trois d'heures d'émission en direct, on ne peut pas nous reprocher d'avoir voulu volontairement faire le buzz. Ils sont gentils les inspecteurs des travaux finis!
A froid, en revoyant les images, vous êtes plutôt satisfait de votre réaction?
Je n'aurais rien fait différemment. Tout ce que j'ai dit ou fait durant cet événement éclair sortait du cœur, j'ai été sincère. Et c'est probablement le plus important pour le public.