Récemment, une manifestation anti-médias s’est tenue devant la tour RTS à Genève. En mars 2020, une journaliste s’est faite agresser physiquement à Liestal (BL). Vous recensez d’autres cas encore. Comment évaluez-vous l'«anti-journalisme» ambiant?
Denis Masmejan: Tout d’abord, il faut être très clair sur un point: être critique envers le travail d’un journaliste, ou même envers les médias, ce n’est pas un problème. Le débat public se nourrit de ces critiques. On serait malvenu en tant qu’organisation qui défend le débat informé de prétendre le contraire. Ce qui est problématique, c’est quand cette critique débouche sur de la violence, physique ou verbale. Or, nous avons effectivement connaissance d’un nombre significatif de journalistes ayant été malmenés ces derniers temps. Nous n’avons pas de chiffres exhaustifs. Ce qui est certain, en revanche, avec les témoignages que nous recevons, c’est que nous avons essentiellement affaire à un phénomène qui est lié à la crise sanitaire:
Comment comprendre ce phénomène en lien avec la pandémie?
D’une part, certaines personnes à tendance anti-institutionnelle associent les journalistes à des organes institutionnels, liés au gouvernement. Les médias sont donc accusés d’être aux bottes du pouvoir et d’avoir appuyé des décisions que ces mêmes personnes ne supportent pas. D’autre part, le phénomène ne peut pas être dissocié de la révolution numérique et de la forme de chaos informationnel qu'elle a généré et auquel on n'a pas encore trouvé de solution. Avant, pour inscrire sa voix dans le débat public, ou bien on empruntait la voie des médias, ou bien on était limité à des moyens plus ou moins artisanaux, ou alors syndicaux, associatifs.
Plus précisément, à quelle problématique faites-vous allusion quand vous parlez de «chaos informationnel»?
Avant tout à la régulation des contenus, question à laquelle RSF s’intéresse en première ligne. Plusieurs démarches ont été engagées par notre organisme au niveau mondial. Le Forum pour l’information et la démocratie, lancée en 2017 et à laquelle le gouvernement suisse a souscrit, consiste par exemple en une plateforme qui réunit les principales parties prenantes, que ce soit des médias, des représentants des médias, des ONG ou des Etats, émettant de l’analyse de haut niveau et des recommandations sur la problématique des fake news.
Est-ce que RSF a une position sur la question?
Notre message essentiel, c’est que la démocratie doit s’approprier cette question de régulation des réseaux sociaux. Il est malsain de l’avoir laissée au seul bon vouloir des entreprises commerciales et américaines que sont Facebook et Twitter. Si nous ne remettons pas aux mains de la démocratie la question de savoir comment protéger la liberté de l’information, c’est un boulevard qui s’ouvre pour les régimes autoritaires. Ceux-ci n’ont qu’une volonté: propager ce qu’il faut dire et ce qu’il faut penser.
Justement, n’est-ce pas un exercice d’équilibriste de vouloir défendre à la fois la liberté d’expression et la fiabilité de l’information?
C’est en tout cas un exercice difficile. Car il s’agit en effet de garantir la valeur fondamentale de la liberté d’expression. Dans les limites de la loi, chacun a le droit de s’exprimer, que sa parole soit jugée juste ou injuste par d’autres personnes, l’Etat ou je ne sais quelle plateforme. Or, nous devons en même temps veiller à ce que les informations délibérément fausses – à distinguer des jugements erronés mais de bonne foi – ne polluent pas l'accès du public à une information fiable. Sans quoi la parole journalistique est dévaluée.
Et avec quels moyens faut-il atteindre cet objectif?
Il est notamment important de clarifier le rôle que jouent les algorithmes dans la diffusion de fake news. Et, une fois ce travail établi, de trouver la réponse appropriée en comptant sur différentes expertises: sciences de l’information, technologie, etc. Notre plateforme a précisément pour but de dégager des solutions communes pour trouver le meilleur moyen possible de faire face à cette problématique.
La comparaison internationale, ça permet de remettre les pendules à l’heure. Il vaut mieux être journaliste en Suisse qu’à Cuba. Mais n’y a-t-il pas un risque, surtout en Suisse, à toujours se voir en haut des classements, en mode «tout va très bien madame la marquise»?
Oui. Ce n’est pas parce que la Suisse est bien classée que tout va bien. Typiquement, il y a actuellement au parlement un débat sur les mesures provisionnelles, c’est-à-dire les mesures pouvant être prises à l’endroit de médias – par exemple la censure d’un article à paraître – pour prévenir une atteinte à la personnalité. Il est question de renforcer ces mesures. Or, c’est une révision qui n’est pas partie d’une analyse juridique, circonstanciée, confiée à l’administration ou à des experts extérieurs qui auraient repéré des lacunes. Tout est parti de l’intervention d’un conseiller aux Etats, sans aucune analyse derrière. Le succès qu’a obtenu cette intervention dénote un climat inquiétant. En fait:
En quoi la liberté de la presse concerne-t-elle la personne lambda?
La défense du journalisme et de la liberté d’informer est la défense du droit du public à recevoir une information fiable qui lui permet de jouer son rôle de citoyen dans une société démocratique. Nous ne voulons pas que notre lutte devienne corporatiste. Le sens de notre action est d’être au service du droit du public d’être informé.
Si c’est faux qu’«on ne peut plus rien dire», la question se pose si on veut suffisamment tout dire. L’auto-censure des journalistes en Suisse, ça existe?
Il y a toujours ce risque. Pour le prévenir, il est important de préserver un paysage médiatique le plus diversifié possible. Sur tous les plans, y compris idéologique.