Les amateurs de musique classique la connaissent déjà. Les acteurs du monde de la culture et les Genevois l'ont découverte lors du Covid, alors qu'elle se lançait dans une bataille pour faire indemniser par l'Etat les artistes au même titre que les bistrotiers. Le reste de la Suisse est sur le point d'entendre parler d'Estelle Revaz, la première musicienne-politicienne du pays.
Elue à Genève, elle est née en Valais, d'où elle est partie avec sa famille dès l'âge de dix ans pour Paris. Si ses parents reviennent à Genève alors qu'elle est ado, elle reste dans la capitale française pour se perfectionner au violoncelle, son instrument. Suivra une carrière internationale qui la mènera aux quatre coins du monde. Active entre Paris et la cité de Calvin, elle devra bientôt compter avec une autre ville: Berne, où elle siégera sous la Coupole dès décembre prochain.
«Ma carrière artistique va continuer et je vais organiser mon agenda pour que mes tournées internationales soient compatibles avec les sessions fédérales», explique la nouvelle élue au bout du fil. Il faut dire que l'agenda en question n'a pas attendu son engagement politique pour être bien chargé. «C'est sûr que durant les trois semaines de session, je ne pourrai pas aller me produire au Canada ou en Asie. Mais en Europe, pourquoi pas?»
Car le violoncelle, c'est plus que le plaisir de la musique ou le travail. C'est une nécessité essentielle. «Le violoncelle est et restera le fil rouge de ma vie. Je vais continuer à en faire plusieurs heures par jour, même pendant les sessions, que ce soit tôt le matin ou tard le soir.»
Pourra-t-on l'entendre jouer lors d'une pause, dans les travers du Palais fédéral, au détour d'un groupe de parlementaires ou de journalistes? «C'est bien possible, si je peux trouver une pièce pour cela.» Son organisation sera «millimétrée». Sacrifier une vocation pour une autre n'a jamais été même une option:
«En 30 jours, entre septembre et octobre, j'ai fait 21 concerts et j'ai tenu à les maintenir, pour garder le lien avec mon instrument», explique la Genevoise. Un genre d'entraînement pour tester ses limites, «pour me prouver que j'étais capable de garder ce rythme si j'étais élue». Chose faite. Et maintenant? «Je vais devoir me mettre tout de suite dans le bain. Je ne me fais pas d'illusions: la première session va être rude. Il y aura beaucoup de choses à apprendre. Ensuite, ça ira mieux.»
Le stress ne risque-t-il pas de prendre le pas? La jeune femme balaie cette idée: «Les moments où je suis le plus heureuse, c'est durant les grosses tournées, où je joue à un rythme particulièrement intense».
Dans la foulée, impossible de ne pas oser la comparaison avec une autre artiste qui a foulé les marches du Palais à Berne: l'ex-conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, également socialiste et pianiste de formation. «C'est vrai, mais elle ne vivait pas comme artiste à 100% au moment de son élection», me répond Estelle Revaz. En effet, la Bernoise était devenue professeure au conservatoire de Lucerne et était alors surtout connue comme la présidente de la Fédération suisse des consommateurs.
Car pouvoir vivre à 100% comme artiste, ça compte. Si l'art est au cœur de l'action d'Estelle Revaz, la survie économique des acteurs de la culture est, par prolongement logique, un sujet qui la touche. La Genevoise fut en effet la cheffe de file d'un mouvement pour que 300 000 travailleurs du monde de la culture puissent être indemnisés via la loi Covid, votée durant la pandémie par le Parlement — au même titre que les bistrotiers ou des indépendants.
Elle compare volontiers la situation à l'international: «Les pays qui nous entourent ont mis en place, depuis plus de 20 ans, un filet social pour les acteurs culturels. Je m'en suis rendu compte durant le Covid». Pourtant, la violoncelliste ne souhaite pas siéger à la tête ou au sein du conseil d'une structure déjà établie. «Je serai une des interlocutrices privilégiées des associations culturelles, mais je ne vais pas prendre de fonction officielle», indique-t-elle. Ce n'est pas une question d'argent, «mais d'indépendance complète dans les rangs du National».
C'est bien la réaction du monde politique envers celui du spectacle lors de la pandémie qui l'a lancée dans l'arène. «Lors du Covid, l'Etat nous a qualifiés de non essentiels et nous a interdit de travailler sans vouloir nous indemniser. J'ai eu l'impression d'être effacée de la société. C'était très violent.»
«Un instinct identitaire», articule même Estelle Revaz. Mais pas question de s'apitoyer sur son sort, l'action a pris le pas sur le reste: «Pour faire bouger les lignes, j'ai monté une coalition transpartisane».
Et là, les choses s'enchaînent. Elle découvre la politique de l'intérieur, au cœur même des institutions, mais avec un regard qui reste extérieur. «On a dû aller dans près de sept commissions entre le National et les Etats. Puis, passages en plénum, mise en ordonnance, consultation auprès des cantons avant validation finale devant le Conseil fédéral.» Entre la construction de majorités et la mise en œuvre du projet, elle apprend la politique à la dure, rapidement et, forcément, intensément. Cela attire l'attention: trois partis lui proposent de la rejoindre: le PLR, le Centre et le PS.
La musicienne s'intéresse alors à d'autres thèmes sur lesquels travaille le Parlement et surtout, se rend compte que son action doit monter d'un cran. «J'avais fait bouger quelques lignes lors du Covid, mais il était devenu nécessaire de bosser de façon plus formelle, collective et surtout, pérenne.» Elle s'intéresse donc aux partis qui lui ont tendu la main.
«Je n'avais pas de préjugés», lance directement la musicienne. «Dans cette coalition transpartisane pour la culture, il y avait des gens très bien partout. Ma famille n'était pas particulièrement politisée. J'ai fait un choix éclairé: je me suis intéressé aux votes des partis sur la culture, la protection sociale des indépendants, mais aussi sur d'autres sujets qui me tenaient à cœur: l'UE, les droits des femmes. C'est devenu limpide que ce serait le PS.»
Mais ce ne sont pas les seuls thèmes auxquels s'intéresse la nouvelle élue, qui compte bien mettre son nez dans des sujets de niche: «Le développement de l'IA au service des droits humains, par exemple. Elle régit de plus en plus nos vies et la législation est lacunaire. Il faut prendre de bonnes habitudes maintenant et malheureusement, rien n'est fait pour encourager cela».
Une thématique très tech que l'on verrait plutôt sortie des tiroirs du PLR ou des Verts'libéraux, non? Estelle Revaz retourne le propos:
Il n'empêche. Sous la Coupole, la mauvaise foi fait parfois loi et certains dossiers peuvent être volontairement bloqués pour promouvoir l'agenda d'un parti, d'un lobby ou d'un groupe. «Je ne suis pas naïve. J'ai déjà pu observer cela. Mais les bonnes volontés existent dans chaque parti en fonction du dossier traité, ça aussi, j'ai pu l'observer. Tous les parlementaires ne sont pas pieds et poings liés à leurs lobbies respectifs.» Elle l'artiste, n'a-t-elle pas peur de se retrouver «brisée» sous le poids de la politique politicienne? Droite dans ses bottes, elle répond:
Et de compléter, après un instant de réflexion: «Il y a trois identités en moi: la personnelle, l'artistique et désormais la politique. Tant que ces trois identités se nourriront les unes les autres sans se confondre, je n'ai rien à craindre. Ce que j'ai fait jusqu'à présent avec la loi Covid et en campagne, c'était une démarche créative, mais rigoureuse. Comme si je préparais un concert important, en somme.» Et de conclure: