Il n'y a pas si longtemps, le monde ne parlait pas seulement de Covid mais également de #MeToo ou encore de Black Lives Matter. Les débats portant sur le sexisme et le racisme ont été menés avec véhémence. Un certain nombre de problèmes structurels et de société, mais aussi des cas concrets comme la fameuse «tête de nègre».
Qu'est-ce que ça a apporté? Si l'on regarde le choix de déguisements de certains détaillants suisses en vue de la prochaine saison de carnaval: pas grand-chose. Manor, le magasin en ligne Microspot de Coop et Galaxus, filiale de Migros, continuent de proposer plusieurs costumes d'un goût douteux, comme le montrent nos recherches.
De manière générale: la plupart des vêtements pour femmes ont un look sexy, avec des jarretelles, des jupes courtes. De la pirate à la sorcière. Les costumes pour les hommes varient entre les tenues stupides et les tenues cool. Les thèmes sont divers et vont de Super Mario à Tom Cruise dans Top Gun. A noter que ces derniers sont également disponibles pour les femmes. A un détail près pour la pilote d'avion de chasse: une combinaison extra courte, des collants en résille et un décolleté.
Valérie Vuille, directrice de l’institut DécadréE à Genève, n'est pas surprise. Selon elle, les rapports sociaux de sexe sont profondément ancrés et se manifestent également dans le choix des thèmes, des couleurs et des coupes. Les costumes femmes sont toujours plus dénudés que ceux des hommes. «Les femmes sont en quelque sorte prises pour des objets et l'aspect séduction est mis en avant», explique Valérie Vuille.
Le sexisme se manifeste également dans l'assortiment pour enfants: «Les costumes pour les filles sont axés sur la douceur, la tendresse et les soins, ceux pour les garçons beaucoup plus sur l'action». Par exemple, Coop-City vend actuellement un équipement de pompier. On comprend vite à qui est destiné ce costume grâce à son nom: «Fireman» au lieu de «Firefighter».
Et puis, il y a les costumes qui font la promotion de stéréotypes dépassés, voire racistes, pour différents groupes de population: le Mexicain chantant avec sombrero et poncho, l'«indienne» avec des plumes dans le bandeau et une robe courte ou encore l'indien représenté avec des mimiques féroces, une attitude agressive et un tomahawk dans la main.
Et certains commerçants proposent les accessoires correspondants: une coiffe «indienne» avec des plumes en plastique multicolores. Ou encore une longue moustache noire pour le look asiatique, présentée sur l'emballage par un homme blanc plissant les yeux et une moustache plus épaisse pour le déguisement mexicain.
Pour Patricia Purtschert, spécialiste des sciences culturelles à l'Université de Berne, il est clair que «de tels costumes propagent des idées racistes et sexistes. Un réajustement de la gamme par Migros, Coop et Manor est plus que nécessaire». Selon elle, de nombreux stéréotypes se sont ancrés dans la vie quotidienne, notamment par le biais des costumes de carnaval. «Beaucoup d'images méprisantes datent de l'époque coloniale. Et pourtant, dans notre société multiculturelle, de nombreuses personnes doivent faire face à de telles représentations racistes durant les carnavals.»
Patricia Purtschert fait référence à un débat qui s'est tenu il y a quelques années à Bâle. La «guggenmusik Negro-Rhygass» y avait été attaquée. Les critiques portaient aussi bien sur le nom que sur le logo raciste, représentant un petit homme noir avec des os dans les cheveux. Par la suite, le groupe a changé de logo, mais pas de nom. «Cela montre la lenteur du débat dans notre pays», explique Patricia Purtschert. Il y a toujours des conflits durant lesquels on débat violemment de certains termes, de certaines représentations. Mais aujourd'hui encore, des commerçants connus vendent des têtes de nègres et n'y voient aucun problème. «Ce pourquoi telle ou telle chose est raciste et pourquoi ça concerne l'histoire coloniale sont toujours oubliés. La fois d'après, la discussion recommence depuis le début.»
C'est principalement en ce qui concerne ce qu'on appelle les «Indiens», c'est-à-dire les indigènes américains, qu'il existe en Suisse de grandes lacunes en matière d'éducation, affirme Patricia Purtschert. «L'image est marquée par les récits de Karl May et de Winnetou. Ce sont des fantasmes européens qui romantisent le génocide, l'expulsion et la dépossession des populations indigènes en Amérique.»
Les experts appellent ça la «cultural appropriation». En français, l'appropriation culturelle. Reprendre des éléments culturels d'une autre culture et les exploiter commercialement. Cette pratique est particulièrement critiquée lorsque la culture appartient à une minorité qui est défavorisée dans la société, que ce soit sur le plan économique, social ou politique.
Mais que disent les principaux responsables? Manor, Coop et Microspot sont peu bavards. «Pour les produits mentionnés, nous recevons les descriptions de produits et les photos directement d'un distributeur», explique Monika Fasnacht, porte-parole de Microspot. Une adaptation est en cours d'examen et les critiques seront prises en compte. Elle ne dit pas si les costumes en question seront retirés, ni lesquels. Coop justifie son choix par les souhaits de ses consommateurs. «Notre assortiment comprend des costumes de carnaval qui sont particulièrement demandés par nos clients», explique la porte-parole Melanie Grüter. L'assortiment est aussi en cours de révision. Elle ne précise pas comment.
La porte-parole de Manor, Sandra Känzig, explique que la conception de l'assortiment évolue en fonction des besoins de la clientèle. L'intention n'est pas de thématiser des stéréotypes sur le sexe, la couleur de peau ou les cultures. Elle précise: «Les généralisations sont souvent difficiles et les cas doivent être considérés individuellement. Certains objets sont par exemple aussi associés à des pays, sans intention de rabaisser une culture». La question de savoir si certains costumes et accessoires seront retirés est restée sans réponse.
Le plus grand magasin en ligne de Suisse, Digitec Galaxus, filiale de Migros, donne une réponse plus détaillée. Le porte-parole Stephan Kurmann, qui fait d'ailleurs partie d'une équipe interne qui s'engage en faveur de la diversité et de l'inclusion, déclare que Galaxus applique une politique de tolérance zéro à l'égard de ce qu'on appelle le blackface, le redface ou le yellowface (peindre une autre couleur de peau que la sienne).
Cet argument vaut également pour «toute autre manière de présenter les personnes non blanches de manière diffamatoire», dit-il. Il évoque notamment deux exemples que Galaxus considère comme «non discriminatoires». Le premier: un homme blanc portant un kimono et recouvert d'un maquillage qui fait paraître ses yeux plus étroits. La tenue porte la mention «costume d'homme asiatique». Le deuxième: un sombrero - illustré par un homme blanc, avec une grosse moustache et un cigare entre les lèvres.
Le problème selon Stephan Kurmann: Galaxus achète une grande partie de ses trois millions d'articles à des tiers qui illustrent et étiquettent eux-mêmes leurs marchandises. Galaxus fonctionne comme simple place de marché. «Nous avons bien sûr des directives de notre côté, notamment en ce qui concerne la discrimination et le racisme», précise-t-il. Le domaine des costumes et des déguisements est cependant particulièrement délicat: «La frontière est mince entre le simple déguisement et la discrimination des minorités ethniques».
Pour le porte-parole de Galaxus, c'est la société qui est marquée par le patriarcat. «Cela inclut aussi certains modèles qui se sont manifestés dans la société.» Selon lui, le chemin sera encore long jusqu'à l'égalité totale des sexes. «Je ne pense toutefois pas que les costumes de carnaval soient le principal point à résoudre, mais plutôt les conditions-cadres politiques qui garantissent l'égalité des chances pour tous les sexes.»
En d'autres termes, les commerçants se défaussent de leur propre responsabilité en invoquant les grandes inégalités sociales. Galaxus note néanmoins des évolutions positives en ce qui concerne les costumes de carnaval: «Les rôles s'assouplissent peu à peu, il existe aujourd'hui des costumes sexy pour les hommes». La preuve: le «sado stripper» (chez Galaxus).
L'équipe interne baptisée «Diversity and Inclusion» existe depuis trois ans chez Galaxus. Elle se concentre sur la promotion active de la diversité au sein de l'entreprise et en particulier de la parité entre les sexes. Il existe désormais des modèles de temps partiel pour les cadres et un congé parental prolongé. Concernant les gammes de produits, les employés sont sensibilisés aux thèmes de la diversité. «Il s'agit cependant d'un processus qui prend du temps.»
«Les réponses de Galaxus sont consternantes», déclare la sociologue Patricia Purtschert. Certes, il est bon que l'entreprise se penche sur le sujet. «Mais en même temps, la référence à des déguisements soi-disant non discriminatoires en tant qu'homme latino-américain ou asiatique, qui sont bel et bien discriminatoires, montre à quel point le chemin est encore long.» Selon elle, il est également nécessaire de mener davantage de recherches sur l'histoire coloniale et patriarcale du carnaval dans notre pays.
Et qu'en est-il du principal argument, qui consiste à dire que le débat sur les têtes de nègre ou les costumes «indiens» est insignifiant face aux questions d'égalité au niveau politique? «S'il ne s'agit vraiment que de petits problèmes, pourquoi ne l'ont-ils pas été résolus depuis longtemps?», répond Patricia Purtschert. Selon elle, ces prétendus petits problèmes sont indissociables des inégalités sociales et matérielles.
(saw/aargauerzeitung.ch)
Traduit de l'allemand par Nicolas Varin