Bonnet noir enfoncé jusqu’aux sourcils, Jeannine Sprunger sort de l’étable. Elle n’a pas «beaucoup de temps». Ses vaches, 42 laitières, l’accaparent. Lavage à grande eau. Tôt ce matin, lundi 21 novembre, elles étaient encore sur leur lieu d’estive, «au Twannberg». «Il leur restait du fourrage et elles avaient la forêt pour s’abriter.» Le sommet du Chasseral, 1607 mètres, est à présent enneigé. Huit cents mètres plus bas, à Lamboing, au pied de la montagne, côté sud, face au panorama des Alpes bernoises, la ferme de Jeanine Sprunger, avec son tracteur en sentinelle et son drapeau suisse au garde à vous, forment un cadre immuable.
«Ça», c’est cette idée concoctée par la Fondation pour le rayonnement du Jura bernois pour redonner du tonus à une région abîmée par la Question jurassienne, restée bernoise par choix. Pas même, donc, un coup tordu des séparatistes pour mettre le grappin sur le reste du Jura méridional après avoir ravi Moutier, la grande commune de ce petit coin de pays connu loin à la ronde pour ses montres Longines et son chocolat Camille Bloch, entre autres.
La fondation en question n'a nullement l'intention d'imposer un nouveau nom aux institutions en place, fait-elle savoir. «Elle n'en a ni le pouvoir ni la légitimité», précise Patrick Linder, le directeur de la Chambre d'économie publique du Jura bernois (CEP), l'un des concepteurs de la «marque» Grand Chasseral destinée aux acteurs économiques, touristiques, culturels, agricoles et communaux. Aux élus et citoyens d'en faire leur nouvelle identité politique s'ils le souhaitent.
Le conseiller d’Etat Pierre-Alain Schnegg, représentant de la minorité francophone au gouvernement bernois, membre de l’UDC, un parti historiquement antiséparatiste, accueille cette initiative avec enthousiasme: «Les acteurs régionaux prennent leur destin en main, ils veulent être reconnus différemment et transmettre une image positive de la région, une image débarrassée des vieux soucis qui l’ont paralysée pendant plusieurs décennies», a-t-il déclaré à notre confrère Arcinfo.
Sur le plateau de Diesse, en surplomb du lac de Bienne et de La Neuveville, les villages de Lamboing, Diesse et Prêles, 2025 habitants en tout, n’en forment plus qu’un depuis leur fusion. Ici, il faudra convaincre. Au doigt mouillé, on est plutôt contre ou un peu pour. On est partagés. Tout le monde ne saisit pas les tenants et aboutissants de ce rutilant «Grand Chasseral» devant remplacer le très enraciné «Jura bernois». Comment comprendre le scepticisme de certains, quand ce nouveau label met en vedette leur région portant ici un nom proche, «Parc Chasseral»?
«Je trouve que ce n’est pas correct. Dans la vallée de Tavannes (autrefois rattachée administrativement à Moutier, ndlr), ils ne voient même pas le Chasseral.» Stéphane Carnal dirige à Lamboing l’entreprise de charpente qui porte son nom. «Grand Chasseral, ça fait un peu pompeux», dit-il. «Jura bernois, c’est bien précis», ajoute Michèle Rossel, sa compagne.
La Question jurassienne a laissé des traces. Abandonner le nom de Jura bernois serait comme admettre qu’on a eu tort de ne pas rejoindre le canton du Jura.
Enfant, Michèle Rossel voyait des «gribouillis Jura Sud» barbouillés par les autonomistes sur les murs des pro-bernois. Elle en garde un mauvais souvenir.
«On n’a pas du tout la mentalité jurassienne», abonde son compagnon, Stéphane Carnal. L’entrepreneur a du canton du Jura l’image d’un «monde agricole», «terre à terre», économiquement moins développé que le Jura bernois, réputé plus industrieux.
«Avec Grand Chasseral, on va trouver une nouvelle identité, mais en même temps, on va presque tuer l’ancienne», craint Philippe, ferblantier-couvreur à Reconvilier, dans la vallée de Tavannes, séparée du plateau de Diesse par le Vallon de Saint-Imier. L'artisan de 54 ans œuvre actuellement sur un chantier à Lamboing. Il n’est pas «tellement pour» ce changement de nom. Il pense en avoir compris la raison: «Ils veulent arrêter l’hémorragie.» Allusion au départ de Moutier pour le canton du Jura.
Avec «Grand Chasseral», censé apporter un nouveau souffle, on chercherait à sauver ce qu’il reste du Jura bernois. Philippe veut croire que l’hémorragie est, aujourd'hui, arrêtée pour de bon. Le danger serait passé.
Ce sont peut-être les habitants les moins enracinés dans le Jura bernois, ceux dont l’histoire personnelle n’est pas reliée à la Question jurassienne, qui envisagent ce changement de nom sans trop d’appréhension. Daria Sobiesiek, visiblement pas du tout au fait de ces vieilles histoires toujours présentes, accueille cette perspective avec enthousiasme. «Pour moi, Grand Chasseral, c’est une très bonne idée. Dans le Jura (le canton, ndlr), ils ont un autre caractère, ils sont moins gentils. Il y fait toujours froid, il n’y a pas autant de soleil qu’ici.» Daria Sobiesiek roule les «r». Elle et son mari viennent de Pologne. Ils tiennent la boulangerie-épicerie de Lamboing, un lieu comme figé dans les années 1970. Cela fait dix ans qu’ils résident dans le village.
Originaire du canton de Fribourg, Jean-Michel, 84 ans, en paraissant dix de moins, s'occupant des «poules du voisin», n’est pas contre la substitution de nom. «Le Chasseral est droit à côté, alors pourquoi pas. Mais ça risque de ne pas plaire à tout monde», prévient cet ancien cheminot, vêtu d’un bleu des CFF bien léger pour le frais du matin. «L’air, ici, peut être méchant. On a le courant qui descend du Chasseral. Il peut neiger en matinée et pleuvoir l’après-midi», note-t-il, fermant une parenthèse météorologique. Jean-Michel dit ne s'être «jamais vraiment inséré au village. Quand il y avait des assemblées, le soir, j'étais souvent au travail.» Son avis:
Distant d’un demi-kilomètre de Lamboing, voici Diesse, même paysage, même disposition des maisons, fermes et commerces le long de la route principale. Un son d’Eminem provient du garage d’un immeuble. C’est Gaël qui profite de son lundi matin de congé pour bichonner sa voiture. Ce polymécanicien chez Rolex, à Bienne, apprécie le calme du plateau de Diesse. Il s’y est installé il y a trois ans.
Agé de 39 ans, originaire de Bassecourt, dans le canton du Jura, Gaël n’a pas vraiment connu la Question jurassienne. Ou alors, par procuration. «Mon grand-père et mon oncle étaient de fervents séparatistes», raconte-t-il, à l’aise en pantalon de survêt.
Et si «Grand Chasseral» devenait un jour le 24e canton suisse? Une fois lancées, les idées suivent parfois des parcours inattendus. «Pour moi, ce serait une bêtise», tranche Aurèle Lecomte, 30 ans en janvier prochain, marié à une Vaudoise, père de deux enfants. Il ne veut ni de la nouvelle appellation, ni que sa terre devienne un nouveau canton. «Jura bernois, c’est le nom de notre région politique, ça me convient», ajoute le jeune homme, entouré des deux chiens de la famille, Aby et Pixel.
Aurèle Lecomte et son épouse exploitent un centre équestre à Diesse, qui fait école d’équitation. Ils ont aussi quelques vaches. Leurs 54 chevaux, certains en garde pour le compte d’autres propriétaires, sont des demi-sang. Y a-t-il parmi eux des franches-montagnes, cette race fleuron du canton du Jura? «On en a deux, enfin même pas. Un et demi», répond le jeune éleveur.