L’expression «croiser le fer» est inscrite dans l’ADN de ce sport traditionnel, à vocation académique. Quiconque se penche sur l'histoire martiale de l'escrime ne devrait pas être surpris par les différends qui ébranlent actuellement les élections au conseil d'administration de la fédération suisse. Les nombreux désaccords détonnent dans ce paysage habituellement tranquille.
Un conflit fait rage, depuis des mois, au sujet de l'orientation, des compétences et de la mauvaise conduite de l'actuel comité de direction. Les présidents des 52 clubs d'escrime ont du mal à suivre le flot d’e-mails précédant l'assemblée générale de samedi. Chaque commentaire est suivi d'une réponse et beaucoup de demi-vérités circulent.
Deux camps, apparemment irréconciliables, veulent s’emparer des sept postes du futur conseil de direction. Ils se lancent sans cesse des mises en garde face à leurs actes. Les dirigeants actuels appellent, de manière presque harcelante, à élire exclusivement les cinq personnes choisies dans leur camp.
Leurs opposants parlent d'une bataille défensive visant à empêcher l'émergence de nouveaux esprits et de nouvelles idées au sein de Swiss Fencing. Les dirigeants actuels sont accusés d’avoir amené des divisions profondes et inutiles dans la famille de l’escrime et tout ceci fait presque penser à une véritable campagne politique.
Ich habe viele Jahre ehrgeizig unter tollen Maîtres trainiert. Trotzdem überraschen mich die Mobbing-Enthüllungen nicht. Gute Recherche von @_shaering https://t.co/yKqNPBbwFq
— Anna Raymann (@raymanamana) May 6, 2021
Mais comment en sont-ils arrivés là? Après 17 ans à la tête de la fédération suisse d’escrime, l'avocat et ancien escrimeur genevois, Olivier Carrard, a décidé de quitter son poste de président. Avec son beau-frère et manager du sport d'élite Gabriel Nigon, ils ont formé, pendant plus d’une dizaine d’années, un duo complémentaire à la tête de la fédération. Ils ont, entre autres, professionnalisé l'escrime, célébré de grands succès sportifs, mais ont évidemment aussi créé une certaine polarisation.
Les élections auraient déjà dû avoir lieu en mars 2020, suite aux démissions de quatre personnes du conseil d'administration. Cependant, les dirigeants les ont reportées au pied levé. L’arbitre d’escrime fribourgeois, Daniel Buchs, avait déposé sa candidature au poste de président, ainsi que la proposition d’un conseil alternatif. Face à cela, les dirigeants alors en fonction ont été soupçonnés d’avoir déplacé volontairement les élections pour empêcher un changement de direction et l’élection de ce nouveau conseil.
Selon un avis juridique, publié par les personnes souhaitant une restructuration – appelées les «réformateurs» –, le report des élections serait illégal. Ensuite, 19 clubs ont déposé une plainte auprès du bureau du médiateur de Swiss Fencing. Quatorze clubs ont ensuite intenté une action en justice contre les violations des statuts, devant l'autorité de conciliation de Berne. Après un prétendu accord au bureau du médiateur au cours de l'été 2020, les deux camps se sont ensuite accusés mutuellement de ne pas respecter leur parole.
La bataille juridique n'est qu'un détail dans le paquet d'accusations contre la direction en fonction. Des abus dans la gestion de la fédération sont dénoncés: par exemple, le conseil d'administration ferait tout sans aucun contrôle, distribuerait des emplois au noir, aurait constamment une influence sur les domaines stratégiques et opérationnels, et favoriserait manifestement un petit cercle de personnes avec des intentions bien précises. Daniel Buchs, qui a depuis été remplacé par Christoph Gächter en tant que personne proposée par les réformateurs pour repourvoir le poste de président, déclare:
De fortes accusations révèlent que la philosophie de Swiss Fencing serait basée sur le népotisme, la mise sous pression et la répression. Les deux avocats à la tête de la fédération réagiraient souvent par des discours juridiques ou des menaces face aux critiques qu’ils reçoivent. Le manque de transparence dans la distribution des subventions ainsi que l’absence de communication de la fédération d’escrime sont également très critiqués. Un témoin indépendant déclare:
Les accusations les plus fortes viennent du camp des membres actifs, soit les anciens ou athlètes actuels. Ils veulent rester anonymes par crainte de représailles. Cependant, leurs déclarations, faites lors de conversations parfois fortes en émotions, semblent crédibles.
Un ancien entraîneur national est accusé d'avoir fait du chantage et exercé des pressions psychologiques sur certaines athlètes. Pendant des semaines, il ne leur aurait pas adressé un seul mot, les aurait délibérément intimidées et isolées et aurait ainsi empêché leur réussite sportive. Il n'aurait montré aucune considération pour la santé de ses «protégées». Ainsi, une génération entière d'escrimeuses aurait été sacrifiée avec le soutien conscient du conseil d'administration.
Les dirigeants de la fédération d’escrime, et en particulier le président Olivier Carrard, auraient constamment modifié les critères de sélection et en auraient convaincu les entraîneurs. Quiconque se rebellait contre ces pratiques était d’office perdant. Un autre escrimeur parle de décisions de sélection éthiquement discutables, qui s'étendent jusqu'à la qualification olympique actuelle.
«On ne sélectionne pas les meilleurs escrimeurs, mais ceux qui ont les meilleures relations.» Un autre membre actif exprime son mécontentement par le fait que le conseil d'administration n'offre aucune chance de changement et d’innovation:
Le deuxième homme fort de la fédération, Gabriel Nigon, a récemment envoyé un e-mail dans lequel il déclare personnellement qu'il «ne travaillera jamais dans le conseil d'administration avec les opposants.» «D'abord, parce que je ne leur fais pas confiance et aussi, parce que je ne veux pas que l'association aille tout droit dans le mur.»
Le nouveau président et ancien vice-président, Lars Frauchiger, considère que les accusations envers le comité actuel sont sans fondement. Selon lui, les deux dirigeants, Carrard et Nigon, ont toujours fait au mieux pour ce sport, avec leurs connaissances et leurs convictions, et n'ont certainement jamais caché quoi que ce soit.
Mais le médecin bernois fait aussi son autocritique: «L’escrime populaire ne figurait pas en tête de liste de nos priorités. Nous devons faire un effort à l'avenir. La communication pourrait également être améliorée». En ce qui concerne les critiques à propos des sélections des élites, Frauchiger déclare:
Lars Frauchiger s'étonne de l'abondance des critiques, ainsi que de l'intérêt soudain pour les postes du conseil d'administration, alors que pratiquement aucune demande n'avait été formulée ces dernières années et que les gens avaient souvent montré peu d'intérêt à participer aux décisions.
L’adversaire de Lars Frauchiger, Christoph Gächter, n'était pas seulement candidat à la présidence à l’élection de samedi. Il accepte tout défi dans ce domaine. Le «réformateur» Gächter s’oppose à l’affirmation douteuse du président sortant, Olivier Carrard, selon laquelle les deux groupes n’ont aucune intention de travailler ensemble. Christoph Gätcher se considère comme celui qui pourra bâtir un pont entre les deux camps. Les valeurs éthiques et une gestion correcte sont les pierres angulaires de son travail. Il veut notamment défendre les régions et les clubs de Suisse qui ne sont pas à l'épicentre de l'escrime. Les clubs indépendants lui offrent probablement les plus grandes chances électorales.
D'une manière ou d'une autre, les nouveaux membres guideront bientôt les destinées du conseil. Ils devront prouver qu'ils peuvent apporter une bouffée d'air frais et ramener la sérénité. Au vu des mois passés, ils font probablement face à une tâche herculéenne.