«Suisse aligne-toi!» se lit d'une traite, moins d'une centaine de pages pour tenter de «prendre de la hauteur» et mettre aux yeux de chacun le jeu des grandes puissances dans la guerre entre la Russie et l'Ukraine. C'est le premier ouvrage en autoédition du vaudois Joachim Berney, 38 ans. Ayant travaillé dans plusieurs ambassades suisses, dont la représentation helvétique à Bruxelles, il analyse et se montre critique envers la position du Conseil fédéral dans ce conflit. Interview.
Joachim Berney, pourquoi avoir voulu traiter de la guerre en Ukraine sous le prisme de la neutralité suisse?
Ecrire ce livre était un véritable besoin, car il fait suite à une série de sidérations que j'ai ressenties depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022. La première, c'est l'événement en soi qui est foudroyant, qui est totalement inattendu pour le grand public, mais qui mérite d'être rapporté dans toute sa complexité. La seconde sidération, c'est la réaction du Conseil fédéral qui s'aligne très rapidement sur les sanctions européennes, faisant fi de sa politique de neutralité traditionnelle. Le troisième événement choc pour moi, c'est une tribune écrite par le Président de la Confédération Ignazio Cassis dans les colonnes du Temps où il utilise des éléments de langage qui s'alignent sur ceux des Etats-Unis. Ignazio Cassis écrit:
Pourquoi le vocabulaire choisi par Ignazio Cassis vous déplaît?
Déplaire n'est pas assez fort. Je suis sidéré. Ce ton binaire ne convient pas à notre diplomatie. Il en va de la crédibilité de la Suisse sur l'échiquier mondial.
Il s'agit, selon moi, d'une lutte de grandes puissances entre les Etats-Unis et la Russie, du choc de deux impérialismes, dont les Ukrainiens sont les premières victimes. Je n'affirme d'ailleurs rien d'original, cette thèse est partagée à peu près partout hors du monde occidental.
Quelques jours après l'invasion russe, la Suisse s'aligne rapidement sur les sanctions européennes, pourquoi le déplorez-vous?
Tout d'abord, il faut répéter que l'invasion de l'Ukraine par la Russie est une violation incontestable et massive du droit international. Il n'y a aucun doute sur ce point. Toutefois, la reprise des sanctions européennes contre la Russie par la Suisse n'est pas cohérente. La Confédération a décidé depuis des décennies que sa neutralité est compatible avec l'application du droit international et ses possibles sanctions.
En ce début de 21e siècle, je dois constater à mon grand regret que les démocraties occidentales ont déclenché plus de guerres et ont bafoué plus grossièrement le droit international que n’importe quelle autre région du monde. Sanctionner la Russie et ne pas le faire avec d'autres grandes puissances comme les Etats-Unis et ses alliés de l'Otan, n'est pas admissible de la part d'un pays qui se prétend neutre. C'est un total manque de cohérence.
Mais qu'aurait pu faire la Suisse dans ce cas précis?
La Suisse est un des seuls pays à avoir essayé d’éviter cette guerre. Elle s’est engagée dans la rédaction des Accords de Minsk, qui devaient trouver une solution politique à ce conflit. Elle est le dernier lieu des rencontres entre présidents américain et russe et de leur ministre des affaires étrangères. Une fois la guerre et sa spirale de violence déclenchées, il n’y a plus que de mauvaises solutions. Je suis attaché au socle d’une neutralité qui vise à tendre vers une liberté intellectuelle et morale d’un jugement indépendant. Je m'explique:
La neutralité, c'est un effort de décentrement, c'est-à-dire de compréhension des positions de chaque partie. La Suisse peut condamner l'agression russe et rester fidèle à sa tradition en proposant ses bons offices au travers de négociations de paix.
Ce qui transparaît dans votre livre c'est aussi la volonté d'être «au-dessus de la mêlée», de voir le monde à travers les rapports de forces, c'est encore possible ?
Oui. Ce que je souhaite expliquer dans mon ouvrage c'est que l'Ukraine est au centre du jeu de grandes puissances et en paie le prix fort. En février 2022, le public a eu l'impression de vivre un basculement soudain, comme si une guerre inattendue venait de commencer, mais ce n'était pas le cas. La guerre larvée dans le Donbass de 2014 à 2022 a déjà fait plus de 13000 morts.
Vous n'êtes d'ailleurs pas tendre avec les Etats-Unis et leur influence sur le terrain ukrainien.
Il ne fait aucun doute que l'Ukraine est victime des intérêts des grandes puissances. Je reprendrai une citation du Président mexicain Andrés Manuel López Obrador qui disait que les Américains livrent les armes pendant que les Ukrainiens livrent les cadavres. Cette vision est partagée par la plupart des pays non occidentaux. C'est aussi pour cette raison que j'ai écrit ce livre.
Qui est?
L'idée souvent entendue en Occident que les Etats-Unis soutiendraient un combat pour la liberté des Ukrainiens et que la Russie est le mal incarné. Cette vision n'est de loin pas partagée par les pays non occidentaux et je ne la partage pas non plus. Les Etats-Unis profitent de la situation, non seulement en livrant des armes aux Européens et en resserrant les rangs autour de l'Otan, mais aussi en vendant leur gaz aux pays européens suite aux sanctions envers la Russie. Je rappelle que l'argument qui sous-tendait l'arrêt de l'approvisionnement en Russie était un argument d'ordre éthique, mais aujourd'hui, aller s’approvisionner au Qatar et en Azerbaïdjan ne constitue certainement pas un progrès en la matière.
D'où vos interrogations sur le sabotage des gazoducs Nordstream 1 et Nordstream 2.
Je demande un peu de bon sens. Quand les gazoducs NordStream ont été sabotés, les médias ont très rapidement désigné la Russie comme responsable. Ils auraient pu faire preuve de patience et attendre les conclusions de l'enquête.
Nord Stream 1 et 2 ont coûté des milliards à la Russie et ont été aussi financés conjointement avec ses partenaires européens. L'autosabotage russe ne fait pas de sens. La Russie aurait simplement pu couper l'arrivée de gaz comme levier de chantage, mais pas le détruire. C'est un acte de sabotage inouï fait à l'Allemagne et l'enquête devra déterminer qui en est l'instigateur. Cet événement a participé aussi à la construction de l'image de la Russie qui agit de manière folle et irrationnelle.
D'ailleurs, vous êtes très critique sur la couverture médiatique de cette guerre, pourquoi?
Justement à cause de cette lecture manichéenne des forces en présence. C'était simple à comprendre, à adhérer, c'est une vision manichéenne de cette affaire. Les médias français et parfois romands reprenaient les théories sur les multiples cancers de Vladimir Poutine, sa santé mentale et j'en passe. Imaginez que certains «experts» ont été invités sur les plateaux de télévision pour analyser les signes de schizophrénie de Poutine, c'est navrant.
Cela m'a irrité que certains médias suisses romands se soient lancés dans ce mouvement. Mais c'est sans commune mesure avec le traitement réservé par les médias français. Vous savez, quand on contribue à diaboliser «l'ennemi», dans ce cas, la Russie, on rend tout débat et surtout toute négociation impossible. C'est souvent une rhétorique américaine et les médias européens ne devraient pas s'aligner aussi facilement sur cette vision.
Dans votre ouvrage, vous tenez à saluer, je cite «l'immense courage de l'armée et de la population ukrainiennes», craignez-vous que votre livre soit mal interprété ou récupéré politiquement?
Non, pas du tout. Pour moi, il était important de saluer les Ukrainiens, car ils sont des centaines de milliers à se battre et à mourir pour leur pays. Je salue leur courage et je respecte leur souffrance, c'est toute une génération de jeunes hommes qui est en train de disparaître. Ce que je souhaite expliquer dans mon ouvrage c'est que l'Ukraine est au centre du jeu de grandes puissances et qu'elle en paie le prix fort.
Cela me paraît évident qu'il n'y a aucune sympathie à avoir avec le régime impérialiste russe.