Sport
Montagne

Kristin Harila, un record qui fait «régresser l'alpinisme»

Kristin Harila lors de sa deuxième ascension de l'Everest en mai 2022. Kristin Harila, un record qui fait «régresser l'alpinisme»
Kristin Harila lors de sa seconde ascension de l'Everest. Image: © Kristin Harila

L'exploit de Kristin Harila fait «régresser l'alpinisme»

Kristin Harila a réussi l'exploit de conquérir les 14 sommets de 8000 m en un temps record. Mais les puristes n'ont que peu goûté à cette prouesse. Pour Jean Troillet, c'est même une «régression» pour la discipline.
10.08.2023, 06:0510.08.2023, 14:40
Suivez-moi
Plus de «Sport»

3 mois et 1 jour. C'est le temps qu'il a fallu à l'alpiniste norvégienne Kristin Harila pour chevaucher les plus hauts sommets du monde. Elle a écrasé le précédent record de Nirmal Purja, qui avait enchaîné en 2019 les 14 ascensions en 6 mois et 6 jours. L'alpiniste népalo-britannique avait même fait l'objet d'un documentaire Netflix.

Si ces deux alpinistes supersoniques forcent le respect, les puristes ne sont pas tombés sous le charme. Cette nouvelle génération de conquérants bouscule et dérange, courant les faces escarpées à une vitesse folle pour accrocher les records. Les exploits d'athlètes tels que le défunt Ueli Steck ou encore Kilian Jornet fascinent les foules, mais n'emballent pas les alpinistes pure souche. Reinhold Messner, la légende de l'alpinisme, disait même de l'Espagnol qu'il «s'intéresserait à lui que lorsqu’il lèvera le nez de son chronomètre.»

Le temps compte lors de la Patrouille des Glaciers

L'alpinisme est une question d'esthétique, de tradition et non de vitesse record. La nouvelle approche laisse de marbre Jean Troillet, joint par téléphone. Le mythique montagnard d'Orsières (VS), aux dix sommets à 8000 m, salue l'exploit de Kristin Harila: «Disons que c’est nouveau, c'est un exploit. Par contre, concernant son style, c’est loin de ce qu’on pratiquait.»

Jean Troillet, alpiniste et guide de montagne pose pour le photographe ce mercredi 4 decembre 2013 a La Fouly dans le Val Ferret en Valais. (KEYSTONE/Jean-Christophe Bott)
Jean Troillet, ici en 2013.Image: KEYSTONE

Le cheminement, la logistique, tout ce barnum n'entre pas dans la tradition alpine. Vient ensuite sur la table l'histoire des bouteilles d'oxygène, et dans la doxa des gardiens du plus pur alpinisme, ça ne passe pas. Alors qu'il prend l'air et admire les magnifiques paysages de La Fouly, Jean Troillet reste un poil sur la défensive. Quand on tente une référence au Tour de France, le guide valaisan se marre et dit:

«S'il fallait dresser une comparaison avec le Tour de France, je dirais que pour moi, c'est comme si Kristin Harila avait couru avec un vélo électrique»

Ralf Dujmovits, l'Allemand qui a gravi les 14 sommets à 8000 m, déplore sur le site Alpin.de les moyens engagés pour réussir un tel record, mais aussi le discours de la Norvégienne qui motive sa démarche par ce défi: «Inspirer les femmes et démontrer qu'elles sont tout aussi fortes que les hommes.»

Harila a optimisé à l'extrême son périple vers les plus hauts monts, profitant d'un hélicoptère pour rallier le plus vite possible les différents camps de base. L'alpiniste essuie aussi des critiques sur le soutien massif reçu des sherpas et des bouteilles d'oxygène - un crime de lèse-majesté pour les «vieux» montagnards et une expédition XXL qui va à l'encontre du style alpin.

Dujmovits, plein de morgue, en a rajouté une couche: «Kristin Harila n'a pas fini de marquer les esprits. Avec son empreinte carbone, elle entrera dans l'histoire de l'alpinisme en haute altitude comme la plus grande pollueuse de tous les temps.»

L'alpinisme n'échappe pas au progressisme

Est-ce un conflit générationnel? La montagne est à l'image de la société, avec des envies, des états d'esprits, qui changent à travers les époques. Une génération qui veut tout, tout de suite, alors que le mantra d'un montagnard est la patience, le courage et la souffrance. Des Kristin Harila et Nirmal Purja ont par exemple débuté l'alpinisme tardivement, sans apprendre les ficelles du métier.

L'alpinisme n'échappe pas au progressisme. Les puristes continuent à défendre leur approche classique alors que s'oppose une horde sportifs de l'extrême obsédée par le chrono.

Si Harila n'a jamais prétendu être une «vraie» alpiniste, elle marche sur les plate-bandes des gardiens du temple. A l'instar de Purja, la Norvégienne volante a réussi son entreprise, mais le temps inspire peu; la beauté du geste compte plus dans le milieu:

«Le contraire de l’évolution, c’est la régression. On régresse en usant de l’oxygène»
Jean Troillet

«Je ne suis pas impressionné dès qu’il y a de l’oxygène. C'est beau ce qu’ont fait Harila et Purja, mais un autre alpiniste qui fera pareil sans oxygène, ça, ce sera grand», complète Jean Troillet.

A présent, lâche le guide valaisan, «c’est la chasse aux records, où tout est contrôlé: il faut une bonne trace, une bonne météo etc...» Un écho à cette phrase de Reinhold Messner: «Les alpinistes vont là où personne ne va. Les touristes vont là où tout le monde va.»

Purja et Harila sont, à travers la lentille de Messner, des touristes surentraînés; d'excellents sportifs pour qui l'acte pionnier de l'alpinisme n'est que secondaire. Jean Troillet est catégorique:

«Ce n'est pas du tout un acte pionnier. On fait un pas en arrière»

S'il se remémore les belles années d'alpinisme qu'il a vécues («où on ne parlait pas d’oxygène»), le présent le rend froid: «Il y a un réel problème de respect en général. Les alpinistes ont d'ailleurs transformé l'Everest en plus haute déchetterie du monde. Tout le contraire quand on était seuls en 86, à la face nord de l'Everest avec Erhard Loretan.»

Ces déchets abandonnés sont ceux de milliers d'alpinistes hypnotisés par la conquête du plus haut sommet du monde et des autres 8000 m. Les exploits en tous genres et cette démocratisation du sport ont meurtri la tradition - et la montagne avec.

La Patrouille des Glaciers perpétue une réelle tradition

Des dérives qu'incarneraient ces tentatives de records, sans la moindre conscience, mais simplement pour la perf', pour se sentir un peu plus grand sur ces géants enneigés. Reste que Kristin Harila et Nims Purja ont affronté la montagne et ses aléas, ils en ont bavé pour grimper. Des risques inouïs pris par la Norvégienne et son équipe, jouant à l'équilibriste face aux éléments. Le K2, réputé pour être le pic plus difficile à escalader, était recouvert d'une épaisse couche de neige. Pendant que les autres cordées rebroussaient chemin, Harila a foncé tête baissée, jouant les funambules autour du trépas.

Kristin Harila et Tenjin Sherpa ont été fêtés dignement après leur record
Kristin Harila et Tenjin Sherpa ont été fêtés dignement après leur exploit. Keystone

«Si je meurs, je meurs. Alors c'est bon. Puis ça s'est passé comme ça», tranche-t-elle dans un média norvégien. Le coeur bien accroché, elle s'est inspirée des exploits de Purja avant de se lancer dans ce périple risqué pour étrenner son message d'être une source d’inspiration et espère rendre les choses plus simples pour les femmes qui lui succéderont.

Outre le record et le discours, Jean Troillet souligne cette chance pour les sherpas, qui profitent enfin de prendre la lumière. Le guide qui a accompagné la Norvégienne, le Népalais Tenjin Sherpa, n'est plus réduit à l'ombre, de même que ses compatriotes. Un pas en avant selon le montagnard valaisan: «C’est une évolution importante. On ne parlait pas assez d’eux, parfois, dans les années 80-90, on les renvoyait à 200 m du sommet.»

En conclusion, l'affaire Kristin Harila est une parfaite expression de notre époque, en mouvement permanent, symptôme des frontières ténues entre le sport et la société.

Une personne doublement amputée rampe sur la plus haute montagne de Grande-Bretagne
Video: watson
Ceci pourrait également vous intéresser:
1 Commentaire
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
1
Le boss du Lausanne-Sport déteste cette méthode de travail
Jim Ratcliffe, également propriétaire de Manchester United, a pris une mesure drastique pour remettre à flot les Red Devils.

Si pour vous, pouvoir faire du télétravail est une clause non-négociable, on vous déconseille de postuler au Lausanne-Sport. La raison? Son propriétaire, Jim Ratcliffe, a une aversion pour le travail à distance.

L’article