André Anzévui se souvient très bien de ce qu'il faisait le dimanche 29 avril 2018, ou plutôt «le jour de l'accident», comme il l'appelle depuis. «J'étais chez moi, à Arolla. Je me préparais pour aller skier dans la région du Mont Fort. J'ai regardé la météo comme chaque matin, et quand j'ai vu qu'un front de mauvais temps venait du sud et entrait vers 8 h 30 à Arolla, je me suis dit: «J'espère qu'il n'y a pas des fous qui essaient de traverser le Pigne aujourd'hui, car on aura de sérieux problèmes en fin de journée.»
Les problèmes sont arrivés après que plusieurs alpinistes ont tenté la traversée; sept d'entre eux sont morts de froid, pris dans une terrible tempête de foehn qui les a obligés à passer la nuit à plus de 3000 m d'altitude dans des conditions épouvantables. C'est cette histoire que raconte le documentaire diffusé par la RTS et intitulé «Piège mortel sur la Haute Route».
En le visionnant, André Anzévui (68 ans) a revu le ciel menaçant qui l'avait incité à décommander sa sortie à ski ce jour-là et à «rentrer à Verbier pour boire une bière. Je n'avais pas envie de prendre des risques, car je savais que la tempête allait arriver. Et, de fait, le Pigne d'Arolla était dans la tourmente dès 10 h.»
Le Valaisan, que l'émission Mise au Point a décrit un jour comme «la figure de référence lorsqu'on parle de montagne à Arolla», n'a jamais oublié cette journée. Ni les leçons qu'il en a tirées et sur lesquelles le documentaire n'insiste pas assez selon lui.
Cinq ans après les faits, le guide chevronné, qui estime avoir fait «entre cinquante et soixante fois la Haute Route» (itinéraire mythique de six étapes entre Chamonix et Zermatt), prend la parole pour raconter «la vraie réalité des choses».
Dans le film de Frank Senn, diffusé sur la chaîne romande, on apprend que le groupe de dix alpinistes (huit clients, le guide Mario Castiglioni et sa femme) s'est retrouvé sur un parking avant le départ. «On a fait connaissance, tout le monde était détendu», témoigne Julia Hruska, une des rescapées.
Au cours de ce premier échange, plusieurs membres de la cordée ont découvert leur guide pour la première fois. «Je ne savais absolument rien de lui. Quelques amis de Milan le connaissaient. Il semblait avoir une bonne réputation», dit Tommaso Picciolo, un autre survivant.
Cette scène a troublé André Anzévui.
Comme la plupart des dix membres de la cordée ne se connaissaient pas, ils ne pouvaient pas savoir le niveau de chacun. Dans le film, Julia Hruska avoue d'ailleurs: «Le premier jour, on a skié, fait des traversées, gravi des pentes assez raides avec des rochers (...) C'était peut-être aussi un test pour voir comment le groupe fonctionnait, déterminer qui était plus fort ou plus faible, expérimenté ou non...»
André Anzévui estime que les prémices du drame sont déjà perceptibles à cet instant.
Le guide valaisan pointe une nouvelle fois la légèreté des organisateurs de randonnée.
C'est exactement ce qu'il s'est passé avec la cordée de dix en 2018. Luciano Cattori, le troisième survivant, explique à la télévision que «du point de vue de l'alpinisme, certains n'étaient pas très expérimentés. Le niveau était assez variable entre les différents participants». Julia Hruska ajoute que le groupe «se rendait bien compte que Gabriela était certainement la plus faible d'entre nous. Elle avait aussi des problèmes au pied. Lors de pauses prolongées, il lui arrivait d'enlever ses chaussure de ski. Evidemment, ce n'est pas idéal quand on fait une course de plusieurs jours.»
Pour ne rien arranger, le groupe était bien trop nombreux pour partir avec un seul guide. C'est ce que souligne notre interlocuteur:
Le groupe passe malgré tout les trois premiers jours sans encombre et arrive à la cabane des Dix la veille du drame. Le documentaire nous apprend que l'endroit (qui peut accueillir jusqu'à 125 personnes) est «bien rempli» et qu'une certain agitation y règne. La tempête est annoncée pour le lendemain, les guides discutent entre eux afin de prendre la meilleure décision. Mario Castiglioni, lui, se tient un peu à l'écart. Une attitude pour le moins étrange, selon «Dédé» Anzévui:
Dans le documentaire, la voix off explique que «Mario ne prend aucune décision et laisse ses clients dans l'incertitude».
Le lendemain matin, trois groupes décident de partir en direction du Pigne d'Arolla malgré les risques. André Anzévui n'en revient toujours pas.
Le Valaisan nous pose ensuite une question: «Pourquoi un guide prend-il la décision de continuer malgré des conditions aussi épouvantables?» On répond en citant le documentaire: Mario Castiglioni avait rendez-vous en Sardaigne au lendemain de l'arrivée prévue à Zermatt. M. Anzévui nous coupe aussitôt:
Le rescapé Tommaso Picciolo dira par la suite que «Mario a été stupide et nous, nous avons été stupides de le suivre». L'effet de groupe a-t-il joué un rôle déterminant? Les participants ont-ils écarté l'idée même de remettre en cause l'autorité du guide, ce professionnel de la montagne qui en savait plus qu'eux? Cette fois, c'est à nous d'interroger André Amzevui et de lui demander si certains de ses clients ont déjà refusé de le suivre par peur du risque. «Les clients n'ont pas besoin de dire qu'un endroit est dangereux, car en général, le guide le dit avant eux», répond-il, insistant sur un point: «La montagne ne tue pas, c'est l'Homme qui va se tuer en montagne. Ce sont deux choses différentes.»
Parmi les rescapés de la tempête du 29 avril 2018, un petit groupe de Français étonne. Ces deux couples s'en sont sortis alors qu'ils faisaient la Haute Route sans guide, mais surtout en se repérant avec une carte et une boussole.
Cette méthode de déplacement a surpris André Anzévui, qui s'est senti un peu mal à l'aise en écoutant le discours tenu par les quatre survivants. Il explique pourquoi:
Le premier (et le seul) des trois groupes qui arrivera à la cabane des Vignettes sera celui des Américains. Le guide Steve House et ses clients poussent la porte du refuge comme prévu à 11 h 30. Un immense soulagement gagne la cordée, qui se congratule sitôt arrivée dans le local à chaussures. André Anzévui est dubitatif.
Les Américains savaient que deux cordées (celle de Mario Castiglioni et celle des quatre Français) étaient derrière eux. Steve House explique en effet que «dans la montée vers le Pigne d'Arolla, il y avait deux autres groupes. En l'espace de quinze minutes, on est tous arrivés au pied de la Serpentine.» Pourquoi dès lors n'a-t-il pas prévenu les secours en ne voyant personne arriver à la cabane? Surtout que les Français avaient réservé leur place dans le refuge et n'avaient pas appelé pour décommander. Leur vie était peut-être en danger.
Dans le documentaire, le guide américain rappelle que beaucoup de groupes ne prennent pas la peine d'annuler leur réservation. «On est donc dans une zone grise. On ne sait pas qui vient, et qui ne vient pas. Il arrive tout le temps que des gens renoncent sans prévenir.» Mais ces explications ne convainquent pas vraiment M. Anzévui.
Pendant que certains sont à la cabane des Dix, d'autres sont toujours dehors, à lutter contre les éléments. Les images du documentaire sont impressionnantes; on y voit des alpinistes soufflés par la tempête qui se déchaîne, s'épuisant face au vent qui manque de les faire tomber à chaque pas.
Comme Mario Castiglioni fait partie des personnes décédées, le Ministère public a abandonné la procédure. S'il avait survécu, une enquête aurait été ouverte sur les infractions de blessures et d'homicides par négligence en raison de sa fonction de guide de montagne responsable. «S'il s'en était sorti, je pense qu'il aurait été condamné à de la prison», estime André Anzévui, qui insiste pour que l'on fasse passer un message «aux futurs montagnards»: «On ne s'inscrit pas pour un périple en montagne comme on va voir un match du FC Sion au stade de Tourbillon.»