Le hockey sur glace est un sport intense et physique: luttant pour le contrôle du puck, les joueurs échangent des coups, certains allant jusqu’à exhiber leur dentition incomplète pour prouver leur dévouement sur la glace. Au début des playoffs, les imposants joueurs se laissent en outre pousser la barbe et ne la rasent qu’au moment où ils sont éliminés ou après avoir remporté le titre. Plus viril, tu meurs.
C’est du moins l’idée que l’on se fait communément du hockey sur glace. Toutefois (et là, accrochez-vous bien, les durs à cuire), un coup d’œil aux premières années de la discipline montre qu’à l’époque, la participation des femmes allait de soi.
Pourquoi le hockey sur glace est-il tout de même considéré comme un «sport typiquement masculin»? Et pourquoi les femmes maniaient-elles initialement la crosse au même titre que les hommes, avant de ne plus enfiler que des patins en Suisse? Les réponses se trouvent au tournant du XXe siècle.
Arrivé en Suisse vers 1880 depuis l’Amérique du Nord et le Royaume-Uni (dans sa variante, le bandy), le hockey sur glace reflète, tout comme d’autres sports d’hiver ou le football, la dimension internationale de la Suisse — dans le cas du hockey sur glace, elle se manifesta surtout dans les stations d'hiver grisonnes et les Préalpes vaudoises. Pratiqué par les touristes anglo-saxons séjournant dans les hôtels de luxe, ce sport s’inscrivait également dans le cursus de prestigieux internats à vocation internationale, où les matchs étaient essentiellement disputés par la jeunesse étrangère. Les débuts du hockey sur glace moderne en Suisse étaient donc l’affaire d’une élite internationale.
Mais pourquoi cette élite pratiquait-elle justement le hockey sur glace? Les raisons étaient multiples dans le contexte du tourisme, mais l’idée était avant tout que l’air des Alpes (et donc les sports d’hiver) était bénéfique pour la santé. Dans une brochure de 1901, la société de développement de Saint-Moritz vantait par exemple la possibilité de combiner santé et amusement à la perfection.
Les sports d’hiver étaient par ailleurs encore plus coûteux qu’à l’heure actuelle et représentaient donc l’occasion idéale de se démarquer: il n’était en effet pas donné à tout le monde, après un long périple à travers les Alpes, de séjourner dans un hôtel de prestige et de passer son temps à faire du sport et à se divertir. Pour ces hôtes parés de leurs plus beaux atours, le hockey sur glace était indissociable du «voir et être vu».
Outre ces principes moraux, la diffusion du hockey sur glace s’explique aussi par des aspects on ne peut plus pratiques, les hôtels se targuant de la qualité de leur infrastructure pour attirer la clientèle: champs de glace destinés au curling, au patinage et au hockey sur glace, mais aussi pistes de luge et de bobsleigh, furent ensuite complétés par des téléskis.
Les autochtones employés dans les stations thermales, notamment les jeunes hommes, furent ainsi initiés au hockey sur glace, bien que leur version se jouait dans la rue avec un équipement rudimentaire, comme l’évoqua plus tard Hans Dürst, joueur de l’équipe nationale, lors d’une interview:
Un morceau de crottin de cheval gelé faisait office de puck, et les crosses n’étaient qu’un assemblage de lattes en bois. Les sources historiques traitant du hockey «de rue» (chneblen en dialecte) étant très rares, il est difficile d’évaluer l’impact de ce sport à ses débuts parmi la population locale.
Dans les prestigieux internats, le hockey sur glace constituait avant tout un moyen d’éduquer les jeunes hommes, comme l’atteste le rapport annuel 1923/24 du Lyceum Alpinum Zuoz:
La compétition visait donc à inculquer des règles, l’esprit d’équipe et une certaine idée de la masculinité: celle d’un gentleman raisonnable faisant preuve d’une maîtrise permanente de ses émotions et de son corps. Réunissant l’élite de la nation, les public schools britanniques servaient de modèle à cet idéal éducatif, et proposent aujourd’hui encore un vaste programme sportif.
A ses débuts, le hockey sur glace féminin se limitait sans doute à un loisir de touristes anglo-saxonnes des classes supérieures logeant dans des hôtels de prestige. Sa pratique par des femmes de la haute société n’était pas pour autant une marque d’égalité des sexes, puisque les activités sportives féminines en général, et les sports d’hiver en particulier, faisaient l’objet d’une certaine ambivalence de la part des sociétés européennes du début du XXe siècle.
Reconnu comme un outil positif de promotion de la santé des femmes (l’air des Alpes en particulier était censé réfréner la «nature maladive et émotive de la gent féminine»), le sport était aussi critiqué au motif que les sports d’hiver n’étaient pas suffisamment distingués ou chics pour les femmes, en plus de représenter un danger pour leur capacité de procréation.
Ce déterminisme biologique était propagé par certains docteurs (et quelques rares doctoresses), qui séparèrent les disciplines sportives en «sports d’hommes» et «sports de femmes» selon les stéréotypes de genre prépondérants à cette époque. Les différences d’aptitudes physiques et de constitution devaient alors souvent servir d’arguments à l’exclusion des femmes.
Si certains sports étaient mixtes, leurs manuels et règles n’en établissaient pas moins des différences entre les sexes: les gymnastes féminines étaient ainsi censées pratiquer une gymnastique «douce», tandis que leurs homologues masculins devaient réaliser des exercices difficiles et physiques aux agrès. Bien que les skieuses participaient également à des épreuves de descente, la déclivité était moins importante et le tracé moins exigeant en comparaison des épreuves masculines.
Après 1900, le hockey sur glace devint peu à peu un sport purement masculin en Suisse. Il pâtit notamment de l’interruption du tourisme étranger due à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, puis tomba peu à peu dans l’oubli ou fut remplacé par d’autres sports. La professionnalisation du hockey sur glace suisse avait par ailleurs déjà débuté quelques années avant la guerre, la discipline passant d’un loisir et d’un moyen éducatif à un sport de compétition axé sur les performances et doté de règlements, d’équipes, de clubs et de fédérations.
L’impulsion fut donnée par les internats d’élite de la région lémanique, réservés aux hommes. Leurs équipes d’élèves et de professeurs se transformèrent au fil du temps en clubs de hockey sur glace et servirent de modèles pour la création d’autres structures. Les hôteliers vaudois misèrent eux aussi sur ce «nouveau» type de hockey sur glace, voyant dans ces clubs un outil marketing idéal pour faire la promotion de leurs stations thermales. Des tournois sur invitation bénéficiant d’une large couverture médiatique dans la presse nationale et étrangère furent par exemple organisés avec la participation d’équipes françaises et britanniques. Les hôteliers et directeurs d’internats romands ont été à l’origine de la première association suisse de hockey sur glace en 1906. La participation de joueuses féminines n’était pas à l’ordre du jour.
L’éviction des femmes du hockey sur glace suisse est-elle donc uniquement imputable à une focalisation sur la compétition? La réponse n’est pas si simple: au début du XXe siècle, par exemple, des universités canadiennes possédaient des équipes féminines, lesquelles s’affrontèrent même dans des championnats annuels entre 1921 et 1936. En 1916, un tournoi international fut en outre organisé à Cleveland, aux Etats-Unis, avec des équipes américaines et canadiennes.
En dehors de l’Amérique du Nord, des matchs professionnels de hockey sur glace féminin étaient organisés en France et au Royaume-Uni dans les années 1930. Le club parisien des «Droit au but» possédait même un deuxième siège dans la station vaudoise de Villars-sur-Ollon, où il jouait régulièrement des matchs. En 1930, la Fédération internationale de hockey sur glace reporta toutefois sine die toute décision relative à la création de compétitions féminines.
Comme nous l’avons déjà évoqué, les femmes étaient présentes dans plusieurs disciplines physiques à connotation masculine, à l’instar du ski, et participaient également à des compétitions. Les années 1920 virent par ailleurs apparaître en Europe des représentations modernes comme la sport girl: les femmes s’essayèrent alors à l’athlétisme, au saut à ski, à l’alpinisme, au vol à voile, au sport automobile, ou encore au football, et créèrent leurs propres clubs. Il ne s’agissait néanmoins pas d’un mouvement d’ampleur, le discours social autour du sport féminin étant essentiellement resté teinté de scepticisme, voire de rejet, jusque dans les années 1960.
Le hockey sur glace devint donc un sport d’hommes en Europe sous l’effet de représentations sociales spécifiques à chaque pays quant au rôle des femmes et des hommes à une époque donnée. Par leur comportement, les femmes qui pratiquaient un sport, voire participaient à des compétitions, franchissaient une barrière fixée par la société, puisqu’elles revendiquaient des qualités et des activités dont les codes étaient masculins.
On retrouve encore ces idées de nos jours, bien que dans une moindre mesure, étant donné que les postes de cadres sont largement occupés par des hommes, et que le sport définit implicitement la masculinité hétérosexuelle comme la norme. Ces structures et normes définissent quand, où et comment les femmes peuvent faire du sport. Le fait que les hommes ont professionnalisé le hockey sur glace et que les médecins ont dicté les sports qui convenaient (ou non) aux femmes ne tient donc pas au hasard.
Ces «cultures sportives» genrées sont renforcées par les rôles propagés par les médias, lesquels influencent à leur tour les sports que veulent pratiquer les femmes. Dans le cas de la Suisse, ce processus se manifesta au début des années 1930, lorsque les premières patinoires furent construites en dehors des Alpes: les garçons se prirent de passion pour le hockey, tandis que les filles perpétuèrent l’idéal de la princesse des glaces en optant pour le patinage artistique.
Tous les facteurs évoqués contribuèrent à la disparition du hockey sur glace féminin, du moins en Europe, durant les trois décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. Il faudra attendre les profonds bouleversements de 1968 pour assister à sa renaissance: de premières équipes furent créées en Scandinavie au début des années 1970, tandis que le premier club de hockey féminin de Suisse vit le jour en 1980: le HC Vannerie, à Fribourg.
Quatre ans et huit créations de club plus tard, le hockey sur glace féminin fut reconnu par la Fédération suisse de hockey sur glace (SIHF). Des championnats nationaux et internationaux furent également mis sur pied au cours des années 1980, le championnat suisse féminin (alors non officiel) ayant débuté en 1986.
Cette résurgence institutionnelle n’a toutefois pas signifié une parfaite égalité de traitement: les joueuses doivent en effet toujours se protéger l’intégralité du visage au moyen d’une grille ou d’une visière en plexiglas, une exigence à laquelle les hommes ne doivent pas se plier.
Le hockey sur glace féminin possède donc une culture spécifique, dans laquelle les femmes doivent redoubler d’efforts afin d’éviter toute contradiction entre leur «féminité vulnérable», les normes sociales et le sport, tandis que du côté des hockeyeurs endurcis, les blessures graves au profit du spectacle sont considérées comme faisant simplement «partie du jeu».
Cela dit, ces gladiateurs des temps modernes ne sont plus aussi coriaces que par le passé: contrairement à leurs aïeux, ils s’équipent désormais de casques, de jambières rembourrées et de protège-dents.