Le 25 décembre 1979, les troupes soviétiques envahissaient l’Afghanistan. L’objectif: mettre fin à la guerre civile qui y sévissait et asseoir le fragile pouvoir des communistes locaux. Trois semaines après l’invasion, une grande majorité de la communauté internationale exigeait le retrait des Soviétiques. Seuls les pays frères socialistes du bloc de l’Est ont soutenu l’Union soviétique.
Suivant la logique de la guerre froide de ne pas intervenir directement et «à chaud», le bloc occidental a, sous l’égide des Etats-Unis, soutenu les moudjahidine afghans insurgés en leur fournissant de l’argent et des armes. Ces opérations étant conduites par les services secrets, les contre-mesures officielles et communiquées publiquement se limitaient aux domaines civils. Le président américain Jimmy Carter a ainsi annulé les livraisons de blé promises à l’Union soviétique, stoppé l’exportation de technologies de pointe pour l’extraction du pétrole et appelé le Comité National Olympique des Etats-Unis (USOC) à boycotter les Jeux olympiques de Moscou à l’été 1980.
Le Président a en outre appelé les pays amis, en particulier ceux d’Europe occidentale faisant autorité dans le monde du sport, à suivre l’exemple américain. Bien que de nombreux athlètes olympiques américains se soient publiquement opposés à cette demande, deux tiers des membres de l’USOC ont répondu à l’appel du Président, notamment à la suite de la menace de Carter de mettre fin au financement public du sport si une délégation américaine se rendait à Moscou. En Europe de l’Ouest, en revanche, la situation politique était beaucoup plus complexe.
En Suisse, les fédérations sportives n’avaient guère à craindre de pressions politiques et publiques: le Conseil fédéral a déclaré qu’en Suisse, le sport n’était pas une affaire d’Etat, et que les fédérations devaient décider elles-mêmes de leur (non-)participation. Il a ajouté qu’il conviendrait de rejeter les boycotts, ceux-ci allant à l’encontre de la politique de neutralité de la Suisse.
Lors d’un sondage réalisé en mars 1980, 60% des Suisses interrogés se sont prononcés contre un boycott. Il en est toutefois ressorti que 55% se seraient opposés à une participation aux Jeux si de grands pays d’Europe occidentale avaient choisi de ne pas y participer.
Compte tenu de l’anticommunisme et de l’antisoviétisme qui prévalaient à l’époque dans une grande partie de la bourgeoisie suisse (et en partie encore dans la social-démocratie), ces prises de position étaient plutôt étonnantes, car le bloc bourgeois dominant au Parlement s’était prononcé en faveur d’un boycott, tandis que les partis de gauche y étaient opposés.
Le service de presse de l’UDC a établi un parallèle avec les jeux de 1936, exploités par les nazis à des fins de propagande. Sa conclusion:
Un porte-parole du PS a déclaré au quotidien bernois Bund que, par expérience, «un boycott n’est pas une politique et encore moins une politique de paix. Une véritable politique de paix doit permettre à l’autre de revenir sur ses ‹erreurs› sans perdre la face. Or, c’est précisément ce qu’empêcherait un boycott des Jeux de Moscou à cause de l’Afghanistan».
Les partis bourgeois étaient fort à leur aise d’exiger un boycott: d’éventuelles contre-mesures de la part de l’Union soviétique n’auraient guère eu d’impact pour le pays. En effet, le commerce avec l’Union soviétique ne représentait qu’entre un et deux pour cent du commerce extérieur de la Suisse.
Les fédérations sportives suisses étaient également en désaccord. Les dirigeants de l’association faîtière du sport de l’époque, l’Association suisse du sport (ASS), étaient favorables à un boycott, mais à l’époque, c’est le Comité olympique suisse (COS) qui décidait d’envoyer les athlètes aux Jeux. L’assemblée générale du COS a ainsi pris la décision, à une très faible majorité (24 voix contre 22), de ne pas boycotter les Jeux de Moscou.
Il appartenait toutefois à chaque fédération sportive de décider si elle souhaitait ou non participer. Les partisans du boycott ont notamment critiqué le fait que l’Union soviétique n’avait pas respecté les principes fondamentaux de la Charte olympique en envahissant l’Afghanistan, et que l’absence de nombreux pays, notamment des Etats-Unis, dévalorisait les Jeux sur le plan sportif. Les détracteurs du boycott ont pour leur part avancé l’argument que renoncer à participer revenait à renier l’essence même des Jeux, à savoir la promotion de la paix et le rapprochement des peuples.
Sur les 16 fédérations de sports olympiques, seules quatre ont finalement refusé de se rendre à Moscou: les fédérations de gymnastique, d’escrime, d’équitation et de tir. Les recherches en histoire du sport menées à ce sujet suggèrent que leur boycott a été motivé par les traditions bourgeoises et militaires qui prévalaient dans ces fédérations, traditions qui s’exprimaient, pendant la guerre froide, par un fort rejet de tout ce qui venait «de Moscou». Cette hypothèse mérite cependant d’être examinée plus en détail.
Les réactions contradictoires au sein des milieux politiques et sportifs montrent que l’image de havre de neutralité que la Suisse aime à se donner n’allait pas de soi, notamment dans la confrontation des blocs de la guerre froide. Etre neutre ne signifie pas rester figé entre deux blocs, mais adopter un positionnement politique international conforme à une opinion majoritaire. Etre neutre, est-ce se rendre à Moscou malgré l’appel au boycott lancé par les Etats-Unis? Ce choix ne légitimise-t-il pas plutôt l’invasion soviétique? Tout est question de positionnement politique.
L’histoire nous montre que la neutralité ne fonctionne que tant que les autres pays la respectent. Mais revenons à la campagne de boycott de 1980: dans le cadre de leur positionnement «neutre», les acteurs suisses ont également pris en considération les décisions des autres gouvernements et des Comités Olympiques Nationaux (CNO), notamment ceux de l’Europe occidentale amie. Alors que le Conseil fédéral se montrait très à cheval sur la neutralité, certaines fédérations sportives avaient pris le parti d’attendre.
La votation du COS a certes eu lieu avant les prises de décision des CNO d’Allemagne de l’Ouest, d’Italie et de France, mais la décision définitive n’a été adoptée qu’après qu’ils se soient exprimés. Lorsque les trois grandes nations du sport que sont le Royaume-Uni, la France et l’Italie ont annoncé leur intention de se rendre à Moscou en dépit des fortes pressions politiques, les fédérations suisses indécises ont confirmé leur participation. Tous les «petits» pays d’Europe occidentale, à l’exception de la Norvège, de Monaco et du Liechtenstein, ont également répondu présents.
Parmi les grands pays d’Europe de l’Ouest, seule la République fédérale d’Allemagne a boycotté les Jeux de 1980. Lors d’un vote non contraignant sur le plan juridique, le chancelier Helmut Schmidt et le Bundestag ont, à une large majorité et tous partis confondus, «recommandé» au CNO allemand de se positionner en faveur d’un boycott. Ce dernier a, peu après, soumis la question au vote de ses membres et a décidé, à 59 voix contre 40, de ne pas participer à la compétition.
Ce choix n’empêcha pas le chancelier Schmidt de se rendre en Union soviétique en 1980 pour une visite d’Etat. Les liens économiques entre les deux pays ne s’en sont pas non plus trouvés affectés, le commerce de beurre, de blé et de machines se poursuivant allègrement.
Au Royaume-Uni, le gouvernement et le parlement (tous deux largement conservateurs) étaient favorables à des sanctions économiques et à un boycott. Comme l’avait fait Jimmy Carter, la Première ministre britannique Margaret Thatcher a menacé les fédérations sportives, de coupes financières en cas de participation. Le CNO britannique était toutefois fermement opposé à un boycott et bénéficiait du soutien de l’opinion publique majoritaire, qui critiquait la pression politique exercée sur le monde du sport. En définitive, seules les fédérations de voile, de hockey sur gazon et d’équitation ont boycotté les Jeux de Moscou de leur propre initiative.
En France, en revanche, le gouvernement et le CNO allaient de concert et ont tous deux voté contre le boycott, la fédération équestre ayant été la seule à renoncer à participer. Le gouvernement français a également renoncé aux sanctions économiques, ne voulant pas mettre en péril la politique de détente (ou «dégel») mise en place depuis les années 1970, qui prônait un rapprochement entre les blocs de l’Ouest et de l’Est.
Quelles conclusions sur le (non-)fonctionnement des boycotts sportifs dégager de l’analyse historique du boycott olympique en demi-teinte de 1980 pour des pays occidentaux démocratiques comme la Suisse?
Les boycotts sportifs sont généralement l’initiative d’acteurs politiques (gouvernements, ONG, partis) et, plus rarement, du milieu du sport lui-même (c’est-à-dire par des fédérations sportives ou de certains sportifs). Quoi qu’il en soit, les motivations des boycotts ne sont pas d’ordre sportif, mais politique. C’est pourquoi les acteurs politiques mènent généralement le débat sur le boycott, tandis que le monde du sport se contente souvent de réagir.
Le sport, en défendant à juste titre l’idée que la pratique d’un sport n’a en soi rien de politique, prétend être de ce fait totalement apolitique. Un idéal qui se heurte brutalement à la réalité, car ne pas prendre position sur un boycott revient déjà à faire un choix politique.
D’un point de vue historique, le sport évolue dans une triade qui regroupe: la masse (au sens de l’intérêt des spectateurs et de l’intérêt médiatique qui s’ensuit), les marchés (donc les intérêts économiques) et le pouvoir (intérêts et influences sur les plans social et politique). Si le sport est donc forcément influencé par la politique, il pourrait faire montre de plus d’indépendance vis-à-vis d’elle. Pour éviter d’être entièrement à sa merci, comme l’a été le CNO américain en 1980, il devrait lui-même se montrer plus politique, notamment en boycottant systématiquement les Etats en guerre, respectant ainsi davantage les valeurs qu’il s’est lui-même imposées.
Des progrès peuvent encore être faits, comme le montre le traitement infligé par le CIO à la Russie. Toutefois, tant que la situation n’évoluera pas, la politique menée demeurera purement symbolique: les fédérations renonceront par exemple à présenter leurs drapeaux et à jouer leurs hymnes nationaux (à Moscou, ce fut le cas notamment de l’Italie, de la France, du Royaume-Uni et de la Suisse), tandis que les acteurs politiques appelleront à des boycotts sportifs lorsque l’occasion se présentera. Bien qu’ils soient «bon marché» en comparaison avec d’autres sanctions qui pourraient être appliquées, les boycotts véhiculent un message politique très fort en raison de l’intérêt élevé des spectateurs pour le sport.