En 1627, l’ambassadeur impérial Johann Rudolf Schmid, qui devint plus tard Johann Rudolf, baron de Schwarzenhorn, se rendit de Vienne à Constantinople pour une mission diplomatique délicate. Il était entre autres accompagné de l’horloger zurichois Johann Rudolf Stadler, alors âgé de 22 ans. Cette expertise était très demandée à la Sublime Porte, car les horloges, en particulier celles complexes à automates, comptaient parmi les tributs annuels payés par l’empereur au sultan et constituaient l’un des cadeaux diplomatiques les plus prisés de l’époque. Elles nécessitaient un entretien et un suivi professionnels constants.
Fait révélateur, Johann Rudolf Schmid, à l’apogée de sa carrière de grand ambassadeur impérial à Constantinople, se fit tirer le portrait à côté d’une somptueuse horloge de table. Les Viennois se moquaient de ce genre de cadeaux, les accusant de vouer un «culte aux Turcs».
La carrière diplomatique de Johann Rudolf Schmid est abondamment documentée. Il vit le jour à Stein am Rhein, fils de Felix Schmid, marchand et mineur, et d’Elisabeth Hürus, fille d’un patricien de Constance. Johann Rudolf Stadler était quant à lui le fils d’Erhard Stadler, poêlier et tuilier zurichois, et de Beatrix Hochholzer, fille de pasteur. Il fit son apprentissage chez l’horloger Joachim Liechti, qui quitta Winterthour pour s’installer à Zurich en 1612. Nous ne savons pas exactement comment Stadler est entré dans l’entourage de Schmid. Contrairement à ce qu’affirme un texte édifiant du début du XIXe siècle, les deux hommes n’étaient pas apparentés.
Deux autres pistes mènent toutefois à Stein am Rhein. En effet, la mère de Stadler, Beatrix Hochholzer, était la fille de Samuel Hochholzer, curé de Stein am Rhein de 1590 à 1606, et son oncle Hans Ulrich Stadler, tailleur de pierre et membre de la corporation des charpentiers zurichois, administra le couvent de Stein am Rhein de 1612 à 1619. Les parents de Rudolf Stadler se marièrent en 1598 dans l’église de la ville. Ces éléments permettent toutefois de nourrir quelques pistes de réflexion.
Tout se déroula d’abord sans encombre pour Stadler à Constantinople. Il travailla une année durant pour Schmid avant de devenir horloger indépendant, un profond désaccord entre les deux hommes en 1631 étant certainement à l’origine de cette situation. En sa qualité de résident impérial officiel à la cour du sultan, Schmid était chargé d’une délicate mission: dissuader la Turquie d’intervenir dans la guerre de Trente Ans. L’entrée en guerre de la Suède aurait offert aux Turcs une bonne occasion de mener une guerre sur deux fronts contre l’Empire des Habsbourg.
Les émissaires des Pays-Bas, de la France, de l’Angleterre et, à partir de 1631, de la Suède, ne ménagèrent pas leurs efforts pour inciter le sultan à entrer en guerre. S’ils possédaient des moyens financiers bien plus importants que le résident impérial, ils ne disposaient pas du même niveau de connaissance de l’appareil du pouvoir ottoman ainsi que de la langue et de la mentalité turques. En effet, Schmid avait été prisonnier des Turcs pendant 20 ans, notamment en tant qu’esclave interprète auprès du sérail au cours des dernières années.
Face à cette situation délicate, le protestant zurichois Rudolf Stadler prit le contre-pied de son compatriote, devenu entre-temps catholique, et se rangea du côté des Suédois. Voilà qui ne pouvait que dégénérer. A l’issue d’un conflit aussi bien politique que personnel, manifestement une question de vie ou de mort, Stadler séjourna dans la résidence de l’ambassadeur néerlandais Cornelius van Haag, l’adversaire le plus redoutable de Schmid.
En 1632, Stadler eut l’occasion de se joindre au huguenot français Jean-Baptiste Tavernier, bijoutier et voyageur en Orient, alors de passage à Constantinople sur la route d’Ispahan. Tout le monde y trouva probablement son compte. Tavernier documenta son périple dans ses carnets de voyage. Parues en 1676 sous le titre Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes, ses notes offrent un aperçu incomparable du monde oriental de l’époque et relatent en détail l’ascension et la chute de son compagnon de voyage Johann Rudolf Stadler à la cour du souverain safavide à Ispahan.
Selon les sources de Tavernier, Stadler aurait été le premier horloger à se rendre en Perse. La première montre du shah Safi Iᵉʳ était donc son œuvre. Montre de petit format, il la portait autour du cou sur une chaîne en or. Lorsqu’elle tomba en panne, le shah fit venir l’horloger zurichois à la cour pour la réparer.
Cette première rencontre marqua manifestement le début d’une amitié entre les deux hommes. Stadler aurait dès lors rendu visite au shah tous les matins, non seulement pour remonter et entretenir ladite montre, mais aussi pour discuter de manière informelle de ce qu’il avait entendu en ville et pour boire un premier verre de vin, que les Perses comme les Turcs désignent par le mot arabe šarāb, à l’origine entre autres du terme «sirop».
Lors de ces visites, le shah aurait demandé à plusieurs reprises à l’horloger d’abandonner le christianisme en faveur de l’islam afin de renforcer leurs liens. Mais Stadler, qui vivait alors avec une chrétienne nestorienne, ne voulut rien savoir.
Tavernier fut témoin des événements rapportés jusqu’à ce point. Pour tout ce qui suivit, il dut obtenir des informations de seconde main bien des années plus tard, lorsqu’il revint à Ispahan après la mort de Stadler. Il obtint notamment des renseignements de la part du médecin et poète baroque Paul Fleming ainsi que du diplomate et écrivain voyageur Adam Olearius, membres d’une délégation commerciale du Holstein qui séjourna à Ispahan d’août à décembre 1637. Tous deux connaissaient Stadler, assistèrent à son exécution puis racontèrent son histoire à titre posthume.
Les récits de voyage de Tavernier et d’Olearius, qui divergent sur certains détails, permettent de reconstituer de manière assez fiable le déroulement des événements qui ont finalement mené à l’exécution de Stadler. En rentrant d’une réception donnée par la légation du Holstein, Stadler trouva un voleur selon Olearius, un rival selon Tavernier, qu’il abattit après une bagarre. En mettant fin à la vie d’un croyant en tant qu’infidèle, il ne pouvait éviter la peine de mort qu’en se convertissant à l’islam. Au grand dam du shah, il n’était toujours pas prêt à le faire. On ignore si c’est finalement à l’instigation des proches de la victime et du clergé islamique ou du grand trésorier, ennemi de Stadler, qu’il fut mis au cachot puis exécuté.
Quoi qu’il en soit, les circonstances de sa mort sur la célèbre place Meidan-e Shah (place du roi), aujourd’hui Meidan-e Emam (place de l’imam), inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1979, et les récits ultérieurs de son exécution lui valurent d’être vénéré comme un martyr chrétien. Le tombeau, au-dessus duquel des chrétiens arméniens auraient vu des anges dès la nuit suivant l’enterrement, devint un lieu de pèlerinage et dut être régulièrement réparé, les pèlerins emportant à chaque visite un petit morceau de l’édifice composé d’un sarcophage, de quatre colonnes et d’un toit. Le modeste sarcophage en pierre se trouve encore aujourd’hui sur place, tandis que les ouvrages funéraires ont disparu.
Du côté maternel, Rudolf Stadler était l’arrière-petit-fils du chanoine zurichois Johann Jakob Wick, qui collectionnait de manière obsessionnelle les feuilles volantes, les pamphlets et les nouvelles qui, des siècles plus tard, auraient trouvé leur place dans la rubrique «Faits divers» du journal. Ce lien de parenté fait partie des surprenantes coïncidences de cette histoire.