La tour Bel-Air est d’une beauté très américaine, phallique, symétrique. Tout autour, la place du même nom, mais aussi l’un des principaux poumons du centre-ville de Lausanne, draine des milliers de citadins affairés. A pied, en voiture ou en transport public. Les chauffeurs de bus rivalisent d’ailleurs d’adresse pour manœuvrer leur lourd carrosse, notamment dans la très étroite rue Mauborget, qui mène à la place de la Riponne.
C’est «parce que» cette dernière est en travaux de réaménagement, vidée de ses toxicomanes et marginaux, que la plupart des commerçants de la place Bel-Air disent vivre un «véritable enfer». Une employée d’un chocolatier de la place, fatiguée, mais plutôt résiliente, nous assure que, depuis la fermeture de la Riponne, le quartier est devenu «encore plus irrespirable».
On parle ici d’une petite cinquantaine de mètres problématique, le long de la rue des Terreaux. A l’est, Decathlon et Fooby trônent au cœur du nœud routier. A l’ouest, on trouve la célèbre échoppe à burgers Holy Cow. Des deux côtés d’une chaussée fendue par un défilé constant de voitures, les employés des différents commerces font des coches virtuelles pour compter le nombre d’intimidations, de vols, de violences, d’agressions et de déprédations qu’ils doivent supporter durant leur temps de travail, du lundi au samedi.
Un état de fait qui, aujourd’hui, fait quasiment partie du cahier des charges de ceux qui gagnent leur croûte dans le quartier. A l’instar de ce jeune employé du kiosque du coin, qui recense une «dizaine de vols par semaine», avec un haussement d’épaules presque résigné. Des plaintes sont-elles déposées dans la foulée? «Non, la procédure est beaucoup trop astreignante pour nous, on n'a pas le temps de s'en charger, sinon on ne ferait que ça, vous savez!».
La plupart du temps, le personnel du kiosque se contente de demander au voleur pris en flagrant délit de «rendre l’objet» et de «ne plus jamais remettre les pieds ici».
Car, au-delà de certains actes clairement identifiés, un coriace sentiment d’insécurité pèse sur les badauds, le personnel et la clientèle de ce petit tronçon de la place Bel-Air, qui porte décidément mal son nom. Plusieurs usagers réguliers des transports publics nous ont d’ailleurs glissé cette semaine qu’ils préfèrent désormais attraper leur bus deux arrêts plus loin, afin d’éviter d’être «systématiquement» importunés: «Cette place de Lausanne est devenue infréquentable!»
Pour s’en rendre compte, il suffit de passer quelques heures dans ce carrefour très fréquenté, à différents endroits et moments de la journée. Le maigre trottoir nord de la rue des Terreaux, coupé en deux par l’imposant abri de l’arrêt de Bel-Air, peut provoquer quelques gouttes de sueur aux plus claustrophobes, notamment aux heures de pointe. Sans compter que la mendicité y est particulièrement agressive et que les individus au comportement erratique sèment parfois un étrange chaos.
Toute proportion gardée, il n’est pas rare de tomber sur des scènes dignes de certaines zones de San Francisco, gangrénées par le fentanyl. Ici, un jeune homme qui urine contre la façade d’un commerce, là une femme qui hurle en bousculant la foule. D’autres, enfin, font le pied de grue dans un état second ou sont littéralement couchés sur le bitume, à moitié nu et conscient.
Ces personnages, que les commerçants de la place connaissent aujourd’hui trop bien, font parfois irruption dans les échoppes, suscitant de grands moments de panique. Le chocolatier de la place en fait régulièrement les frais: «Ils rentrent chez nous comme des furies, volent parfois des chocolats au passage et importunent nos clients», nous assure une employée, qui semble prendre tout cela avec un recul impressionnant et ne compte plus les anecdotes, parfois tragicomiques.
Fooby, le concept-store de la Coop qui a pris ses quartiers en 2019 dans l’impressionnante bâtisse de style art nouveau du numéro 2 de la rue des Terreaux, collectionne des qualités qui sont désormais autant de défauts.
Une belle terrasse, une entrée conviviale sans portique, un personnel affable et polyvalent, une offre alimentaire qui permet d’y consommer sa nourriture sur place dans de bonnes conditions et... la vente d’alcool. «C’est vrai que l’on dispose de tout l’attirail nécessaire pour s’attirer des ennuis quotidiens», nous glisse un employé, occupé à garnir les rayons.
C’est d’ailleurs sur la terrasse de Fooby, un matin de semaine où l’on avait déjà offert une demi-douzaine de clopes à quelques marginaux insistants, qu’une femme est venue nous mettre en garde contre un délit plutôt inédit, jusqu’ici, dans le quartier de Bel-Air: «Monsieur, gardez votre chien près de vous et ne le quittez pas des yeux. Une connaissance a failli se faire voler le sien récemment».
Le lendemain, le quotidien 24 Heures dévoilait le témoignage d’un propriétaire, qui a pu sauver son animal in extremis: «L’individu a dit 'Salut bonhomme', s’est vite accroupi et l’a enveloppé dans ses bras. J’ai tiqué… sur le coup, j’ai pensé que c’était sûrement un amoureux des chiens un peu spécial». Sauf que, quelques secondes plus tard, elle verra «ses mains manipuler le mousqueton de la laisse et tenter de détacher» le chien.
Cette semaine, nous avons contacté la police municipale lausannoise, afin de lui rapporter les mots glanés sur la place Bel-Air durant plusieurs jours. Sa porte-parole nous explique «qu’en termes d’appels/interventions, nous ne constatons pas une augmentation. Toutefois, nous sommes au courant que la place Bel-Air est un lieu où la mendicité et le trafic de stupéfiants sont présents».
Enfin, alors que certains commerçants ont noté que l’atmosphère pesante s’est amplifiée depuis les travaux entrepris à la place de la Riponne, la police «ne peut pas confirmer qu’il y a un lien réel entre ces travaux et la situation évoquée à la place Bel-Air». Auprès des commerçants, on a bien compris que le mot d’ordre, aujourd’hui, est de «faire avec».
Avant que nous allions avaler un dernier expresso sur la terrasse de Fooby, l’employée du chocolatier nous assure qu’elle «n’envisage pas de changer de boulot». Même si sa collègue «a un soir été agressée en sortant de la boutique». De son côté, la majestueuse tour Bel-Air observe, stoïque et inébranlable, le ballet baroque qui se trame à ses pieds. Une question demeure: cette résilience généralisée tiendra-t-elle indéfiniment?