A bout de souffle, 43 hommes se précipitent sous la voûte en berceau faiblement éclairée de torches du Passetto di Borgo à Rome, ce couloir secret de 800 mètres de long qui, sous son apparence de mur ordinaire, mène du Vatican au château Saint-Ange. 42 des fugitifs sont des gardes pontificaux suisses sous le commandement du lieutenant Hercules Göldli de Zurich. Le dernier n’est nul autre que le pape Clément VII.
Leur évasion est un succès: les gardes et le pape atteignent leur destination sains et saufs.
Le Sacco di Roma (de l’ancien terme italien pour «pillage») du 6 mai 1527, est une journée à marquer d’une pierre noire. Toutefois, ce pillage immodéré perpétré par les troupes de mercenaires en grande partie réformés de Charles Quint, alors élu empereur des Romains - mais pas encore couronné par le pape -, se profile de longue date. En 1527, l’Espagne, gouvernée par Charles, et la France, dirigée par le roi François Iᵉʳ, se disputent la domination de l’Italie septentrionale depuis six ans déjà.
Après la défaite écrasante de l’armée française lors de la bataille de la Bicoque en 1522, le pape Clément, jusqu’alors rangé aux côtés des troupes impériales espagnoles, voit son heure arrivée: il réclame donc la possession de Milan et rompt son alliance avec Charles Quint. L’homme à la tête du Saint-Empire romain germanique étant devenu trop puissant à leur goût, le Vatican, le duché de Milan, la république de Venise et d’autres états nord-italiens forment en 1526 la Ligue de Cognac, en soutien à la France.
Alors que le roi anglais Henri VIII quitte lui aussi l’alliance de Charles et que ce dernier n’est plus en mesure de rémunérer ses troupes faute de conquêtes fructueuses, une mutinerie de mercenaires éclate en mars 1527. Le commandant allemand Georg von Frundsberg ayant été frappé d’une attaque d’apoplexie, les lansquenets à sa solde se retrouvent privés de leur chef et de l’argent qui leur a été promis.
Accompagnés de mercenaires espagnols et de Condottieri italiens, ils entament le siège de la ville de Florence, dominée par la Ligue de Cognac, afin de s’emparer de ses richesses. Le siège s’éternise, et alors que les environs n’ont plus de ressources à offrir, les soldats affamés décident de se venger du pape Clément, qu’ils tiennent pour responsable de leur situation désespérée. Ils abandonnent alors toute l’artillerie lourde et marchent sur Rome.
Pressentant la catastrophe qui se profile, le pape abat sa dernière carte et tente de soudoyer le commandant impérial, le capitaine général Charles III de Bourbon, en lui offrant une importante somme d’argent. Mais rien n’y fait: ce dernier refuse, les lansquenets ne se soumettant de toute façon plus à aucune autorité. Alors qu’ils se préparent à prendre Rome d’assaut à l’aube du 6 mai, les quelques troupes restantes dans la ville n’ont plus rien à opposer à leur attaque effrénée.
Dissimulés par une épaisse brume, les attaquants se ruent dans le quartier Borgo qui s’étend du château Saint-Ange au Vatican. Leur meneur, le connétable de Bourbon, reçoit alors un coup d’arquebuse fatal dont l’orfèvre et sculpteur de renom Benvenuto Cellini, au service du pape, prétendra par la suite avoir été l’auteur.
42 membres de la Garde pontificale suisse amènent le pape en lieu sûr, tandis que les 147 hommes restants prennent position à la place Saint-Pierre afin de protéger la basilique Saint-Pierre et l’enceinte du Vatican. Ces quelques gardes en faction, en nombre dérisoire face aux 20 000 attaquants, se font décimer jusqu’au dernier. Le lendemain, alors que le reste de la ville tombe entre les mains des mercenaires, le pillage devient incontrôlable.
Désorganisés, hors d’eux, les lansquenets courent les rues, semant flammes, viol et mort sur leur passage. Ils pillent le Vatican ainsi que plusieurs églises et palais, extorquent d’énormes rançons aux nobles et obtiennent sous la torture les objets de valeur des citoyens. Même les sépultures papales qu’abrite la basilique Saint-Pierre sont violées.
Le sac de Rome, rapidement repensé comme un acte religieux dans le sillage de la Réforme, est entré dans l’histoire comme un crime de guerre sans précédent. Ses victimes se comptent en dizaines de milliers, tandis qu’il est le théâtre du vol ou de la destruction de plus de 90% du patrimoine artistique de la Ville éternelle. Le pape est assiégé durant six mois dans le château Saint-Ange et ne pourra quitter la ville que contre la cession de vastes possessions, dont les villes de Modène, Parme et Plaisance, et le paiement de 400 000 ducats.
La Garde suisse, à l’exception des 42 hommes qui se réfugient à Saint-Ange, est anéantie. Il faut attendre 1548 pour que le successeur de Clément, le pape Paul III, la fasse renaître de ses cendres. Aujourd’hui encore, la Garde suisse commémore l’atrocité de cette journée lors de la cérémonie d’assermentation des nouvelles recrues, organisée chaque 6 mai à Rome.
Une dernière trace de la soldatesque («soldatesca» en italien) meurtrière de Charles Quint ne fut mise au jour que des siècles plus tard. La fresque «Dispute du Très-Saint Sacrement» dans la «Stanza della Segnatura», située au deuxième étage du Vatican, est l’une des œuvres les plus célèbres du peintre italien de la Renaissance Raphaël. Elle présente, à travers des dizaines d’anges et de chérubins, de personnages bibliques, d’apôtres et de Pères de l’Église, la théologie catholique comme divinarum rerum cognitio, autrement dit comme «connaissance des choses divines».
En 1999, alors lorsque des restaurateurs examinent cette œuvre de 7,7 mètres sur 5, ils découvrent les lettres «V[ivat] K[arolus] IMP[erator]» gravées dans la peinture par des mercenaires hargneux durant le Sacco di Roma et, en dessous, le nom de «Luther».
Sans doute la plus grande insulte imaginable envers l’Eglise catholique à l’époque.