Le prince Philip, duc d’Edimbourg, est devenu mondialement célèbre en tant qu’époux de la reine Elisabeth II et père de l’actuel roi Charles III. A ce titre, il a prononcé 5496 allocutions, honoré 22 219 rendez-vous, et effectué 637 voyages à l’étranger, selon la comptabilité minutieuse tenue par la maison royale d’Angleterre.
Ce qu’on n’a pas compté en revanche, mais qui a suscité de nombreux moments de gêne, ce sont ses bourdes. Un jour où il pensait que personne ne l’entendait, il dit des journalistes: «Les revoilà, ces maudits reptiles!». Croisant un Anglais en Hongrie, il l’interpela: «Vous ne pouvez pas avoir vécu ici aussi longtemps, vous n’avez pas de bide.» Et lors d’un voyage en Chine, il mit en garde des étudiants britanniques: «Si vous restez trop longtemps, vous aurez les yeux bridés.»
Ces anecdotes ont fait le tour du monde et lui ont valu le surnom de «prince des gaffes». En revanche, on connaît moins ses liens avec la Suisse. Certes, en 1980, le prince Philip avait accompagné la reine en visite officielle dans la Confédération. Mais peu de gens savent que son rapport à la Suisse remontait à son enfance, et qu’il résultait de circonstances plutôt tristes.
Sa mère, Alice de Battenberg, souffrait de schizophrénie – diagnostic qui avait été posé par le psychanalyste Sigmund Freud en personne. La riche aristocrate avait donc été internée contre son gré à l’asile Bellevue de Kreuzlingen. Un sanatorium pour «malades des nerfs et aliénés», comme on disait alors, dirigé par Ludwig Binswanger, qui accueillait beaucoup de patientes et de patients célèbres, parmi lesquels le peintre Ernst Ludwig Kirchner ou le comédien Gustaf Gründgens.
Conséquence pour le jeune Philipe: pendant les deux ans et demi qui suivirent, il dut être confié à divers parents. Il ne put rendre visite à sa mère dans sa clinique suisse que de rares fois. Mais cela n’entama pas sa vision de la Suisse.
En effet, il fit d’innombrables voyages en Suisse, par exemple pour participer à un concours hippique à Frauenfeld en 1974. Deux mandats l’amenèrent aussi à séjourner régulièrement dans notre pays: de 1964 à 1986, il fut président de la Fédération équestre internationale (FEI), dont le siège se trouvait alors à Bollingen et Ostermundigen. Et de 1981 à 1996, il présida le WWF, qui avait son siège principal à Gland, au bord du Léman.
La participation du prince Philip au Championnat d’Europe d’attelage à quatre d’août 1981, à Zoug, a laissé quelques souvenirs. Pour les profanes, de brèves explications s’imposent: un attelage à quatre chevaux, ou attelage en team, est une voiture tirée par quatre chevaux placés par paire sur deux lignes.
Le prince Philip participait à cet événement à double titre: comme président de la FEI, et comme sportif d’élite et champion du monde en titre de compétition en équipe d’attelage à quatre. A peine arrivé à Zoug, le cavalier au sang bleu fit claquer son fouet et lança sa calèche sur la General-Guisan-Strasse en direction de la Lorze. Ses chevaux, habitués à la circulation à gauche, avaient dangereusement tendance à vouloir trotter sur la voie de gauche comme en Angleterre. Heureusement, le prince arriva à les maintenir à droite.
Le quotidien local, le Zuger Tagblatt, cita des passants: «Nous ne reverrons sans doute jamais le prince d’aussi près!». Philip paraissait très détendu et roula plus d’une heure sur la plaine de la Lorze. Des reporters lui demandèrent si le canton de Zoug lui avait plu. Avec toute la diplomatie qui le caractérisait, Son Altesse répondit:
Les chevaux retournèrent à l’écurie, où le prince donna à chacun d’eux un sucre, et aida au dételage et au pansage.
Aux écuries et sur le site du championnat, près du marché aux taureaux de Zoug, le prince Philip ressemblait à un valet de ferme. Une fois, après s’être exprimé dans un allemand approximatif, il se vit refuser l’entrée par l’agent de sécurité, faute d’avoir été identifié. En effet, Philip avait laissé dans la Range Rover la rosette qui lui permettait d’accéder au site.
Pendant les jours qui précédèrent la compétition, le duc d’Edimbourg fut toujours le premier à arriver sur le site le matin. Mais il disparaissait ensuite avec son attelage vers le nord. A Zoug, beaucoup se demandèrent quel terrain d’entraînement secret le prince avait bien pu dénicher. La réponse ne tarda pas à filtrer: il avait découvert l’auberge Löwen à Steinhausen, où il s’accordait un café crème avec une goutte de kirsch.
La compétition opposa 40 attelages de 13 nations différentes. Le prince conduisait une voiture qu’il avait fait construire en 1975 avec des roues en métal. Lui-même s’était mis à l’attelage car des douleurs au poignet l’avaient obligé à abandonner le polo.
Et il se montrait très habile en la matière, y compris à Zoug. Lors de la cérémonie d’ouverture, 5000 personnes sur les gradins et un grand nombre de chevaux sursautèrent quand les grenadiers de la Bérézina et leurs fusils donnèrent littéralement le coup d’envoi du championnat.
Les chevaux du prince Philip furent les seuls à supporter ces explosions sans frémir – il faut dire qu’ils en avaient enduré des centaines de milliers pendant leur dernière sortie, au mariage du prince Charles et de Lady Diana.
Mais cette fois-ci, Philip était auprès de ses chevaux dans le stade Herti, et «avait peine à dissimuler son émotion face à l’élan de sympathie qu’on lui manifestait», comme crut le discerner un journaliste du Luzerner Tagblatt.
Au programme du samedi figurait l’épreuve du marathon, une sortie longue de Zoug à Maschwanden et retour. Ce parcours de 32 kilomètres comportait sept obstacles. Pas moins de 50 000 personnes se tenaient au bord des routes avec une ferme intention: apercevoir le prince! Celui-ci était vêtu pour la circonstance d’une chemise blanche aux manches retroussées, avec gants de cuir, béret, lunettes de soleil et cravate.
Contrairement aux Hongrois téméraires et à leurs chevaux fougueux, le prince sexagénaire mena son attelage avec beaucoup de concentration et de contrôle, ce qui fit dire à un journaliste:
Après la traversée des environs de Zoug, une situation délicate se présenta: le participant de loin le plus populaire, le prince anglais, aurait triché en prenant un raccourci près de la forêt Äbnetwald, à Niederwil.
Cas de conscience pour le jury: pouvait-on se permettre de sanctionner l’aristocrate qui attirait tant de public? Après de longues délibérations, une conclusion digne du roi Salomon fut trouvée: certes, Son Altesse avait pris un raccourci, mais il n’était pas en faute, car le marquage n’était pas aussi précis qu’il aurait dû être. Le compétiteur suisse Christian Iseli ne cacha pas sa colère:
Le gentleman s’arrogea ainsi la 10e place (sur 40 participants) et son équipe britannique remporta la médaille de bronze dans la compétition par équipes. Le prince Philip et ses collègues fêtèrent spontanément ce succès en formant un cercle, assis en tailleur à même le sol, et en partageant des bouteilles de whisky.
Tard dans la nuit, les Anglais se mirent à danser au son de trois accordéons, et même le prince Philip – dixit le journal Zuger Nachrichten – se montra «fort à son aise et dansa presque sans s’arrêter». De quoi lui faire définitivement oublier les sombres souvenirs d’enfance qu’il avait pu associer à la Suisse.